Égoïsme légitime et intérêt national

L’historien aime bien les vieux documents qui lui ouvrent non seulement un regard sur le passé, mais qui interfèrent également avec le présent et qui projettent même une lueur sur l’avenir.

Il y a cependant souvent parmi ces documents des pièces qui me rendent triste. Ceci m’est arrivé l’autre jour, lorsque je suis retombé sur un rapport interne du Département des affaires étrangères de 1953, intitulé «Attitude de la Suisse envers les plans d’intégration européenne». L’auteur expliquait comment la Suisse était restée délibérément à l’écart de ce processus. Et il concluait : «Dès lors, notre absence au sein de l’avant-garde de la fédération européenne ne peut être expliquée que par notre égoïsme, un égoïsme légitime, ou si l’on veut par notre intérêt national.»

Depuis ce constat, un demi-siècle s’est écoulé. Pourtant, la Suisse n’a pas bougé d’un pouce. Au contraire même, vu la grave crise que l’Europe traverse, les partisan·e·s d’une politique extérieure de la Suisse refusant toute intégration à l’Europe triomphent, non sans arrière-pensée tordue. Car si l’Europe va mal, la Suisse peut en tirer profit. Les deux guerres mondiales du 20e siècle en témoignent. Tandis que les pays d’Europe se massacraient mutuellement, la Suisse, en se repliant derrière une neutralité politique flexible et opportuniste, a su réaliser des profits considérables. Ceci notamment en livrant aux belligérants des armes ou des crédits pour renforcer les efforts de guerre.

Un pays propre en ordre ?

Actuellement, l’Europe subit sa plus grave crise depuis la Seconde Guerre mondiale. La Suisse n’est certes pas épargnée, mais par rapport à nos voisins européens, la situation n’est pas catastrophique. Cependant, on oublie trop souvent de mettre en lumière la part de responsabilité de la Suisse dans cette crise. En effet, depuis la révolution fiscale lancée par Reagan et Thatcher dans les années 1980 – qui diminuait massivement les impôts sur les grands revenus – de l’argent étranger a afflué en grande quantité dans nos banques. Et par-dessus le marché, les banques suisses écrémaient encore, grâce au secret bancaire, les fonds juteux de la fraude fiscale internationale. Beaucoup d’États voisins actuellement endettés auraient aujourd’hui, sans la réduction des impôts et en empêchant l’évasion fiscale, des budgets équilibrés.

Certes, fortement mise sous pression par un certain nombre de pays étrangers, la Suisse a dû délester son fameux secret bancaire – «non négociable» comme le disait autrefois le Conseiller fédéral passé à la tête de l’UBS. Pourtant, vus de plus près, les dégâts sont minimes. Car, d’une part, les magiciens de notre place financière ont trouvé des astuces – appelées nouveaux produits financiers – remplaçant le secret bancaire. Et d’autres parts, par peur de krachs bancaires, l’argent étranger afflue derechef en Suisse.

Et si l’Euro coulait ces prochains mois, le franc suisse serait, comme lors de la Seconde Guerre mondiale, une monnaie forte, utilisable comme une arme. Ce n’est sans doute pas un scénario souhaitable, notamment pour l’industrie et le tourisme helvétiques. Mais je suis presque sûr que nos spécialistes de la finance y trouvent leur compte.

Les nouveaux mercenaires

Ce qui est agaçant dans ces affaires, c’est la célébration malhonnête de la «réussite» d’un soi-disant «petit pays» par ses dirigeant·e·s et élites. Chaque jour, bien épaulé par une presse docile, on construit une image édulcorée d’un pays immaculé, propre en ordre.

À cela s’ajoute le refus de prendre en charge, sur le plan international, la moindre responsabilité. Pour revenir sur l’intégration européenne, on constate que la Suisse a poursuivi et continue à poursuivre avec obstination un double jeu. Elle exige de pouvoir participer seulement là où des profits sont envisageables, tout en refusant de s’engager dans des projets communs. Cela se fait sous le libellé «participation sans intégration». Il s’agit, si l’on veut, de la version cynique de la formule maligne inventée après la Seconde Guerre mondiale, «neutralité et solidarité».

J’avais autrefois l’espoir que l’historiographie serait capable non de changer cet «égoïsme légitime», mais au moins d’éclairer l’immuable double jeu de notre politique. Un double jeu qui se cache derrière une série d’images tronquées, tel le mythe d’une Suisse paisible, repliée depuis le 16e siècle sur les prairies des Alpes. Une image qui omet le fait que, chaque siècle, du 16e au 18e, 400 000 mercenaires suisses étaient déployés dans tous les pays de l’Europe, participant à la fois aux multiples batailles et à la répression des peuples sous le joug de la noblesse. L’entreprise du mercenariat fut notre première grande opération dans le commerce international – et elle rapportait beaucoup.

Aujourd’hui, le rôle des mercenaires est assumé par les managers des banques. Dans cette nouvelle configuration, le double jeu de l’État s’est modifié. La Confédération a mis sa politique étrangère au service de la place financière, tout en brandissant partout dans le monde le drapeau de la neutralité et de la démocratie la plus parfaite. Or, la justification de cette politique est conforme à celle décrite en 1953 dans le document mentionné au début de cet article. Et l’« égoïsme légitime » se reflète dans une inflation de slogans patriotiques. Fier d’être Suisse, pour l’amour de la Suisse – c’est insupportable !

Hans Ulrich Jost