Grève

Grève : La «paix du travail» pèse encore de tout son poids

Durant des décennies, la paix du travail (1937) n’a été que rarement remise en question. Il a fallu attendre la crise économique de 1974 avec son cortège de licenciements, pour que les premières fissures apparaissent. Depuis, la croyance dans ses vertus n’a cessé de s’éroder parmi les travailleurs·euses, notamment en période de crise économique.

Le début du 21e siècle a été marqué par plusieurs vagues de grèves (SAPAL, Veillon (VD), Allpack (AG), Swissmetal (BE), ateliers CFF (TI), etc.). Mentionnons entre 2001 et 2007, des grèves d’entreprises, mais surtout la grève nationale victorieuse des travailleurs de la construction du 4 novembre 2002 pour l’obtention de la retraite à 60 ans dans la convention collective de travail nationale de la maçonnerie et du génie civil. Une nouvelle vague de grève a débuté début 2010 (grève victorieuse de Swissport à l’aéroport de Genève). Depuis, d’autres mouvements ont éclaté, certains d’entre eux couronnés de succès (net­to­yeurs·euses de l’aéroport de Genève (ISS), employé·e·s de l’EMS de Vessy, plus récemment grève des transporteurs, des aides soignant·e·s, des net­toy­eurs·euses, des la­bo­ran­tin·e·s aux HUG). A cela, il faut ajouter des mouvements de grève et des débrayages dans le secteur privé (Barbey, Novartis, Valrhône) ainsi que la grève des travailleurs de la construction du 25 novembre 2011 pour soutenir leurs revendication dans la négociation de la convention collective qui arrive à échéance à la fin de cette année.

Paix du travail et menace sociale

Il convient de distinguer la « paix du travail » comme institution, d’une part, et comme vision des rapports entre tra­vail­leurs·euses et employeurs, d’autre part. La convention passée entre les dirigeants de la FOMH/FTMH [Fédération suisse des ouvriers sur métaux et horlogers (FOMH), appelée Fédération suisse des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie (FTMH) dès 1972 ; devenue Unia en 2004 après sa fusion avec le SIB] et de l’ASM [Association patronale suisse de l’industrie des machines devenue Swissmem depuis 1999 [fusion avec Société suisse des constructeurs de machines en mai 1937] ne contenait aucune disposition matérielle.

Il s’agissait d’un engagement réciproque à résoudre les conflits d’intérêts entre tra­vail­leurs·euses et employeurs par la négociation sans avoir recours à des mesures de lutte. Dans les circonstances historiques de l’époque, cette conception des rapports entre partenaires sociaux, défendue par Konrad Ilg, président de la FOMH, visait sensément à faire face ensemble, ouvrier·e·s et employeurs, aux menaces intérieures et extérieures nationale-socialiste et fasciste. Dans les années 1950 à 1970, la même conception visait à contenir, dans un contexte de guerre froide, la « menace communiste », étrangère, notamment son influence possible parmi les tra­vail­leurs·euses. Les travailleurs·euses immigrés italiens, membres du parti communiste, qui préconisaient une attitude syndicale combative, puis après 1968 les syndicalistes qua­li­fié·e·s de « gauchistes » étaient les plus visés.

Une force syndicale réduite

La renonciation, par principe, à la grève a eu pour effet d’affaiblir considérablement la force militante des syndicats – en premier lieu la FTMH – qui y ont totalement souscrit. Afin de prévenir toute attitude combative, l’habitude a été prise de déléguer complètement aux permanents syndicaux le soin de négocier avec les employeurs. La discussion au sein des syndicats a été complètement étouffée ; effets concrets de la renonciation à promouvoir un syndicalisme indépendant et autonome, renonciation inclue dans le principe même des accords de 1937. En somme, le rapport de subordination inhérent aux rapports de travail a été intériorisé et incorporé dans le fonctionnement même du syndicat. Seule exception, le «Manifeste 1977», à l’initiative de quelques dirigeants de la FTMH, préconise une rupture avec la politique de paix du travail et l’adoption de pratiques démocratiques au sein du syndicat ; il est brisé, après une campagne de chasse aux sorcières mené par l’appareil central de la FTMH.

Une remise en cause nécessaire

Dès le début des années 1990, la politique de paix du travail a perdu de sa légitimité alors que le patronat se montrait toujours plus inflexible s’en prenant résolument aux acquis de la période précédente afin de comprimer les coûts salariaux. Toutefois, les institutions et réglementations issues des années de consolidation de la paix du travail subsistent et pèsent de tout leur poids chaque fois que les travailleurs·euses décident de passer à l’action directe pour défendre leurs droits.

La formulation tordue de l’art 28 de la Constitution fédérale de 1999 laisse le champ libre à l’action patronale : «La grève et le lock-out sont licites quand ils se rapportent aux relations de travail et sont conformes aux obligations de préserver la paix du travail ou de recourir à une conciliation.» Selon cette disposition, les syndicats ne peuvent pas organiser une grève portant sur les relations de travail de manière licite s’ils ont conclu préalablement une convention collective de travail comportant une clause de paix du travail absolue. A défaut, ils encourent de lourdes sanctions pécuniaires (amendes et dommages-intérêts). Autre conséquence des décennies de paix du travail, la protection légale contre les licenciements représailles de syndicalistes (dé­lé­gué·e·s syndicaux membres de commission du personnels) est notoirement insuffisante. Cela a été constaté par le Comité de la liberté syndicale du BIT suite à la plainte de l’USS déposée en 2003, et comme l’illustre à nouveau le licenciement de deux membres de la Commission du personnel de l’entreprise TESA à Renens.

Comme le disaient les présidents des commissions du personnel de Novartis «Après pareils licenciements, il ne faut plus parler de paix du travail», et de Bobst «Si le patronat supprime la liberté d’expression et veut le conflit, il l’aura.» (24 Heures 22.11.2011).

Pierre-Yves Oppikofer