Optimisme de la volonté

Dix ans déjà que solidaritéS arrive chez vous un vendredi sur deux. Certes, les temps ne sont guère propices aux autocongratulations de circonstance; d’ailleurs, nous n’en avons jamais été friands. En revanche, les anniversaires offrent des occasions souvent inattendues de s’arrêter un instant pour envisager le chemin parcouru, et peut-être cela est-il plus nécessaire que jamais. L’agitation qu’impose la lutte quotidienne et l’impératif catégorique du combat politique peuvent nous faire oublier certaines fois que les actions que nous menons s’inscrivent dans l’histoire?; l’histoire du mouvement qui est le nôtre mais aussi de tous ceux qui l’ont précédé. La critique révolutionnaire du présent n’implique-t-elle pas, comme le pensait dans les années 1930 le philosophe Walter Benjamin, la « nostalgie du passé » ?

Le premier numéro de notre journal, paru le 10 janvier 2002, dressait les contours des objectifs fixés à notre bimensuel : « stimuler les échanges et le dialogue entre les militant·e·s et les groupes qui développent des positions anticapitalistes, féministes et internationalistes, dans le respect de nos trajectoires mutuelles. Débattre ensemble du projet socialiste, démocratique et révolutionnaire que nous défendons, et des chemins qui y conduisent, en partant des niveaux de conscience, des expériences de lutte et des rapports de force d’aujourd’hui. Bâtir un pont entre les partisans du socialisme, du féminisme et de l’écologisme radical, qui n’ont pas renoncé à changer le monde, et la partie de la génération politique montante, qui rejette le capitalisme mondialisé, la destruction de l’environnement, la marchandisation de la vie, les discriminations, l´homophobie, le racisme, la misère, l’impérialisme et les guerres.» Force est de constater, 200 numéros plus tard, que nous nous y sommes attelés.

Tout au long de ces dix dernières années, solidaritéS n’a eu de cesse de rendre compte, d’interroger, d’analyser les expériences de lutte des opprimé·e·s. Récemment, notre journal a été un lieu fort de discussion des processus révolutionnaires dans le monde arabe, tout en organisant concrètement la solidarité (meetings et manifestations). Il a suivi avec beaucoup d’attention le mouvement des Indigné·e·s qui, parti d’Espagne, occupe aujourd’hui les places à travers le monde. Si l’Amérique latine a toujours été au cœur de nos préoccupations, c’est la lutte des étudiant.e.s chiliens qui, ces derniers mois, nous a principalement occupé. solidaritéS a documenté, analysé, tout en appuyant pratiquement, les mobilisations sociales et les combats des salarié·e·s, notamment les grèves : de celle des travailleurs·euses de Nestlé à Marseille (cf, nº 103, 28 février 2007) à celle du personnel des HUG à Genève. Certaines fois, il a emprunté des chemins de traverse, « les langages du sensible », pour réfléchir aux multiples formes de la contestation et de la résistance à l’ordre établi, comme le montre notre rubrique Culture.

Alors que la « fin du monde semble plus proche que la fin du capitalisme », notre bimensuel a permis de poser les bases d’une critique acérée du nouvel impérialisme et de ses guerres néocoloniales, des politiques d’ajustement structurel, de la mondialisation de la misère, des inégalités criantes entre hommes et femmes, du refus de penser les limites de nos écosystèmes, et des formes spécifiques que prend aujourd’hui l’autoritarisme politique. Enfin, des questions plus proprement « nationales » et/ou « locales » ont toujours été le point de mire de notre rédaction, plus directement en prise, dans son combat quotidien, avec les facettes helvétiques du système qui nous entoure. Ainsi, presque chaque numéro fait place à une discussion sur les politiques migratoires helvétiques, sur les spécificités de la droite radicale (UDC, mais aussi MCG, MCV, Lega…), sur le retour à une politique de répression de la contestation.

David Harvey soutenait en 2009 qu’il était temps de passer à l’offensive en revenant aux fondamentaux et en s’armant d’une théorie du changement social (nº 159, 4 déc. 2009). solidaritéS a tenté et tente modestement de faire là aussi sa part. Non seulement en ouvrant ses pages largement à des analyses politiques, économiques, philosophiques, culturelles et sociales, mais aussi en reproduisant des textes plus anciens, qui conservent tout leur potentiel émancipateur – je pense à nos CahierS EmancipationS consacrés à William Morris (nº 140, 8 janv. 2009), à Hal Draper (nº 123, 27 févr. 2008) ou à Rosa Luxembourg (nº 141, 21 janv. 2009).

En parcourant ces 200 derniers numéros, nos principaux points d’ancrage apparaissent clairement : l’opposition radicale au système capitaliste et à son lot croissant de catastrophes « naturelles », d’inégalités, d’exclusions, de pénuries, de répressions et de conflits armés?; la nécessité affirmée de poser les jalons d’une société socialiste, féministe et écologiste. Contribuer à développer les conditions intellectuelles et politiques d’un dépassement de la société capitaliste, donner un sens au futur, tels sont les objectifs que nous poursuivons. C’est le rôle que nous voulons donner à notre bimensuel, c’est la fonction qu’il commence à occuper déjà.

Stéfanie Prezioso