Les Universités européennes et la logique de la concurrence quantitative

Les Universités européennes et la logique de la concurrence quantitative

Dans un article paru en mai dernier
sur Mediapart, Claude Calame, directeur d’études à
l’École des hautes études en sciences sociales,
dénonce la soumission de l’Université aux
« grands principes de l’économie de
marché et de la pensée
néo-libérale », organisée au niveau
européen par le « processus de
Bologne ».

On se souvient sans doute de la déclaration tranchante faite par
Nicolas Sarkozy à l’intention des lectrices et des
lecteurs de 20 Minutes en date du 4 avril 2007 :
« Les Universités auront davantage d’argent
pour créer des filières dans l’informatique, dans
les mathématiques, dans les sciences économiques. Le
plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État
doit se préoccuper d’abord de la réussite
professionnelle des jeunes ». Quant au
développement des connaissances universitaires, cette
déclaration présidentielle, dans sa suffisance et avec
ses contradictions, s’avère n’être que la
version abrégée et populiste de ce que l’on
dénomme, à Bruxelles, la « stratégie
de Lisbonne ».

Un système universitaire européen remodelé

Le 25 mai 1998, à l’occasion d’un colloque
organisé à la Sorbonne pour célébrer le
800e anniversaire de l’Université de Paris, se
réunissaient les quatre Ministres de l’enseignement
supérieur d’Allemagne, d’Italie, de la
Grande-Bretagne et de la France. D’un commun accord, les quatre
responsables politiques décidaient :

•de favoriser les échanges interuniversitaires,
•de faire converger les systèmes universitaires concernés,
•de définir par conséquent des niveaux de référence communs.

    À la suite de cette première intention
ministérielle, une conférence réunit en juin 1999
à Bologne les ministres de l’éducation
supérieure de 29 pays européens. La rencontre conduit
à l’adoption de la « Déclaration de
Bologne », engageant ce qui est devenu le
« processus de Bologne ». Le système
de convergence et d’échanges interuniversitaires
prévu à la rencontre de la Sorbonne est envisagé
en termes fondamentalement quantitatifs :

•architecture universitaire en trois grades : bachelor
– master – doctorat (on appréciera les
dénominations anglos-saxonnes ; on a de justesse
échappé au PhD) ; assortis de chiffres
contraignants : 3 + 2 + 3 ans;
•mise en place d’un système de
« crédits » ECTS (European credit
transfer and accumulation system);
•organisation des études en semestres et en unités d’enseignement.

    Ainsi, « l’ECTS garantit la
reconnaissance académique des études à
l’étranger ; il permet de capitaliser
(sic !) des crédits et de les transférer
(…) ; le système entraîne aussi plus de
souplesse et de flexibilité ». Le système de
Bologne s’inscrit donc dans une logique purement quantitative,
dans une logique d’accumulation d’unités
interchangeables ; rien n’est dit jusqu’ici quant
à l’évaluation de la qualité du travail
correspondant de ces unités, dans un système
destiné à favoriser la sacro-sainte flexibilité.
Pas besoin d’être un marxiste dogmatique pour constater
qu’à la valeur d’usage on a définitivement
substitué la valeur d’échange.

    On l’aura compris : ce sont
désormais les grands principes de l’économie de
marché et de la pensée néo-libérale qui
doivent modeler le système universitaire européen, par
l’accumulation de profits chiffrés et dans cette mesure
capitalisables, par la logique d’un échange mercantile
généralisé, par le respect du principe de la
concurrence (non faussée…) dans la flexibilité, par la
promotion de la compétitivité, c’est-à-dire,
en définitive, du rendement. On croirait lire le
bréviaire de l’OCDE ou le catéchisme qui
préside à la « libéralisation des
marchés » imposée par l’OMC.

L’économie de marché de la connaissance

Quant aux contenus, ils ne sont à vrai dire pas
épargnés dans un système qui semble se limiter
à imposer une architecture unifiée, susceptible de
promouvoir la quantification. En effet, en mars 2000 le Conseil de
l’Europe se réunissait en séance extraordinaire
à Lisbonne pour élaborer et définir une
« Europe de l’innovation et de la
connaissance ». De fait, ces propositions quant à
la production de savoirs « innovants »,
à stimuler dans l’Europe du XXIe siècle, donnent
à la fois un nouveau contexte idéologique et un contenu
académique à l’harmonisation universitaire
engagée par le « processus de
Bologne ».

    Repris sous le titre « Une
société de l’information pour la croissance et
l’emploi » et désormais adossé au
« programme-cadre pour la compétitivité et
l’innovation adopté  pour la période
2007-2013 » (CIP), ce projet de développement des
TIC (soit les technologies de l’information et de la
communication) vise à favoriser
« l’innovation et l’esprit
d’entreprise ». Il est entièrement soumis
à la logique économiste du marché et au
productivisme qui lui est attaché : il s’agit
d’abord de « promouvoir
l’emploi ». Cet objectif revient à solliciter
une croissance économique fondée sur le profit. Sous le
couvert de « développement durable »
et d’ « adoption de sources
d’énergie nouvelle et renouvelable », il
implique l’exploitation aussi bien des ressources naturelles
extractives que de ce qu’on dénomme désormais les
« ressources humaines » ; on soumettra
du même coup les secondes au même régime que les
premières. En effet, dans cette
« eEurope », l’accent sera mis autant
sur « l’accroissement de la productivité
économique » que sur
« l’amélioration de la qualité et
l’accessibilité des services » (au profit des
citoyens de l’Europe). But général de
l’opération : faire des Européens (au
masculin…) des « acteurs de l’économie
de la connaissance », dans la perspective d’un
« individualisme concurrentiel »
(re-sic !). Désormais, en relation avec son contenu, la
connaissance est subordonnée à l’économie
(de marché), et la production des savoirs doit répondre
au critère de la compétitivité. Dans la
« stratégie de Lisbonne » on
privilégiera donc les savoirs
« utiles ».

    Quant à l’organisation universitaire
qui en découle, la communication du Conseil de l’Europe du
20 avril 2005 recommande :

•une « réforme » de la
« gouvernance » des Universités quant
à la gestion du personnel et des ressources, selon des
critères allant dans le sens d’une efficacité de
fonctionnement accrue ;
•l’assouplissement du « cadre
réglementaire » pour permettre aux dirigeants
d’Université « d’entreprendre de
véritables réformes (!) et de prendre des
décisions stratégiques ».

Politiques de gouvernances entrepreneuriales

Ni l’enseignement, ni la recherche universitaires
n’échapperont désormais à la
« culture de l’évaluation ». La
qualité fait un retour en force, mais en termes doctrinaires de
management : « benchmarking » et
« total quality management », soit la
référenciation des techniques de gestion des concurrents
et leaders dans la branche, et la « qualité
totale » par l’exploitation sans faille des
ressources humaines (voyez la gestion de France-Telecom par Orange).
Sur le plan européen cette volonté de gouvernance
entrepreneuriale s’est traduite par la création à
Bruxelles, en été 2008, d’un Registre
européen des agences de garantie de la qualité.
Explicitement mise au service du « processus de
Bologne », cette institution non lucrative a pour but de
centraliser les données et de coordonner le travail des agences
de qualité et d’accréditation que met peu à
peu sur pied chacun des 46 pays ayant désormais souscrit aux
normes bolognaises. En France même, cette volonté
s’est traduite par la création en 2006 de l’AERES,
soit l’Agence d’évaluation de la recherche et de
l’enseignement supérieur ; cette énorme
organisation est censée porter un intérêt
particulier à la « politique
qualité » des établissements, en accord avec
les recommandations et les décisions européennes
activées dans le cadre du processus de Bologne. Cerise sur le
gâteau : le « Programme on Institutional
Management in Higher Education »  de l’OCDE
dont la conférence générale de septembre 2010
avait pour thème « faire plus avec
moins » (dans un monde en mutation profonde)…

Vers l’université SARL

L’université européenne idéale sera donc
soumise, du point de vue de son organisation, aux règles du
management économique, marqué par les slogans de
l’efficacité, de la bonne gouvernance, de la
compétitivité, de la flexibilité, de
l’exploitation des ressources (naturelles et humaines), de la
synergie, de la convergence, etc. Et du point de vue du
développement des savoirs, elle sera orientée vers les
technologies par les moyens de l’informatique, au profit de
l’économie. A l’université libérale de
Wilhelm von Humboldt doit se substituer l’Université SARL.
La conséquence en France en a été
l’introduction en force, à la faveur du régime
Sarkozy, de la LRU (Loi relative aux libertés et aux
responsabilités des universités de 2007) ; avec un
autonomie budgétaire qui transforme le président
d’université en PDG, à la fois chef du personnel et
gérant immobilier. En Suisse, cette même volonté a
été marquée tout récemment par la
décision de transférer dès le 1er janvier 2013 le
Secrétariat d’État à
l’éducation et à la recherche du Département
fédéral de l’intérieur au Département
de l’économie. De savoirs universitaires, en particulier
en sciences humaines, il n’est plus question.

Claude Calame