Des élections en Tunisie et après ?

Des élections en Tunisie et après ?

Le 23 octobre prochain, les
Tunisien·ne·s seront appelés aux urnes pour
élire leur Assemblée Constituante. Alors que le climat
social et politique reste en ébullition, les principales forces
politiques semblent vouloir stériliser la charge de
transformations sociales et politiques portées par la
révolution tunisienne. Pour en parler, nous nous sommes
entretenus avec notre camarade Anis Mansouri, membre du Comité
de soutien aux luttes populaires dans le monde arabe.

Comment décrirais-tu la situation sociale en Tunisie à la veille des élections ?

Elle s’est beaucoup dégradée. Le nombre de
chômeurs·euses ne cesse d’augmenter, et le
marché de la « débrouille » se
développe constamment. La loi qui est entrée en vigueur
le 2 septembre dernier ne va malheureusement guère arranger les
choses. Celle-ci interdit en effet aux chômeur-euses
d’installer un stand dans les rues sans autorisation
préalable. Certes, le marché parallèle soutenu par
la mafia politico financière de Belhassan Trabelsi s’est
particulièrement développé ces derniers temps.
Mais cette loi va inévitablement toucher aussi le peuple qui
meurt de faim et qui cherche à s’en sortir. De plus, les
indemnités pour les chômeurs·euses
décidées par le gouvernement provisoire n’ont
été versées que durant quelques semaines et les
licenciements se multiplient. Enfin, la production de
céréales et de fruits et légumes est en forte
baisse alors que les prix ne cessent de monter. Aujourd’hui,
certains produits manquent même sur les marchés. Pourtant,
pas un mot dans la campagne électorale qui commence sur cette
situation difficile.

Est-ce que face à cette situation, les mobilisations sociales se sont amplifiées ces derniers temps ?

L’Union des diplômé·e·s
chômeurs·euses (UDC) est au cœur des mobilisations.
Elle vient d’organiser à Sousse une rencontre nationale
à laquelle ont assisté environ 500
étudiant·e·s et chômeurs-euses
diplômés. Emancipation sociale et politique et
développement équitable des régions, voilà
leurs revendications. Le 15 août dernier, les mobilisations
promues par la gauche syndicale, les avocats et l’UDC ont atteint
leur apogée. A cette date, en effet, certains
représentants de l’ancien régime ont
été amnistiés et libérés avec la
complicité de l’appareil judiciaire et de l’actuel
premier ministre. Cette mobilisation a rassemblé à Tunis
une dizaine de milliers de manifestant·e·s. La
bureaucratie syndicale aux ordres du gouvernement a essayé
d’absorber cette colère en organisant une manifestation
isolée dans un coin de Tunis à l’appel
également des partis libéraux et des islamistes; moins
d’un millier de personnes y ont participé. Cette
mobilisation du 15 août dernier a dû essuyer les tirs de la
police touchant à mort un manifestant n’appartenant
à aucune organisation politique. Ailleurs en Tunisie, les
mobilisations se sont poursuivies devant les sièges de
l’UGTT (Union générale tunisienne du travail),
à Sfax, Sousse, Monastir… Les mobilisations sociales sont
donc toujours d’actualité même si la campagne
électorale semble ne pas vouloir en tenir compte.

Venons-en justement à cette campagne, quelle est l’importance à ton avis de cette élection?

L’opportunité de participer ou non aux élections a
fait l’objet d’un débat. En effet, la revendication
populaire d’élire une Assemblée constituante,
portée par un mouvement de masse qui a fait chuter le
deuxième gouvernement provisoire, a été
détournée. L’Assemblée constituante a
été vidée de son sens puisque ce qui est largement
proposé aujourd’hui, par la frange libérale de la
bourgeoisie tunisienne ou par Ennahda, ce sont de vagues
réformes politiques et institutionnelles. Les fondements de la
révolution sociale sont totalement occultés.
Néanmoins, la gauche anticapitaliste a décidé de
participer à ces élections parce qu’elles font
partie du processus révolutionnaire et surtout parce
qu’elles donnent l’opportunité de faire un tri par
rapport aux projets de société qui seront
présentés dans la campagne. Elles permettront aussi de
proposer un programme de transition vraiment militant et de
démontrer que tout ne se jouera pas à
l’intérieur de la Constituante nouvellement élue,
mais aussi et peut-être surtout à
l’extérieure de celle-ci.

Le 3 septembre dernier, 104 listes ont été
déposées, mais un seul parti est donné favori.
Qu’en penses-tu ?

En fait, il existe aujourd’hui en Tunisie plus de 117 partis,
certains ne sont pas encore reconnus, d’autres regroupent des
associations citoyennes, la situation politique est en
ébullition.

    Néanmoins on peut distinguer trois
pôles qui se disputent la place dans ces élections. Tout
d’abord, le pôle des libéraux, qui ne
représente pas uniquement la frange démocratique mais
aussi les anciens du RCD (Rassemblement constitutionnel
démocratique) relookés [le parti de Ben Ali
aujourd’hui dissout et interdit NDR]. Ce pôle est
aujourd’hui en tractation avec les différentes instances
internationales monétaires et les gouvernements occidentaux; il
reconnaît la dette et entend préserver les accords
d’association avec l’UE. Il se dit en outre prêt
à s’allier avec Ennahdha quitte à faire quelques
concessions aux acquis dits modernistes, essentiellement à ceux
qui touchent aux droits des femmes. Ce premier pôle est sans
doute l’un des favoris de ces élections.

    Le second pôle est constitué par les
islamistes eux-mêmes qui prônent un double discours
sensément ouvert et démocratique (parmi les listes
qu’ils présentent, quatre sont menées par des
femmes) mais qui vise de fait à restaurer les valeurs d’un
islam politique obscurantiste et passéiste dans la vie politique
de la Tunisie.

    Le troisième pôle est porté par
les différentes composantes de la gauche, essentiellement la
gauche anticapitaliste, ce qui reste du Front 14 janvier.
Malheureusement, il ne trouve pas la bonne articulation entre
démocratie politique et démocratie sociale. De plus, un
certain sectarisme et un manque d’ouverture semble
caractériser ce troisième pôle. Il est souvent plus
facile de collaborer avec des citoyen·e·s et des
associations de quartiers qu’avec des militant·e·s.

Quels vont être les objectifs de campagne de ce dernier pôle ?

Il est essentiel pour ce troisième pôle de placer au
centre du débat quelques éléments clés qui
vont faciliter le tri entre différents projets de
sociétés. Ils peuvent être résumés
ainsi : 1. La liquidation de l’héritage de
l’appareil répressif. 2. Un programme de
développement équitable entre les régions. 3.
L’égalité entre les citoyen-nes et la suppression
des exceptions dites culturelles apposées à la signature
de conventions internationales, comme celles relatives aux droits
humains et à l’égalité entre les sexes. 4.
La gratuité de tous les services, transports, santé et
communication. 5. L’annulation de la dette et des accords
d’association. 6. La concrétisation de la
démocratie directe. Sans un débat autour de ces questions
capitales, la campagne risque de se cristalliser autour de quelques
réformes institutionnelles sans véritable contenu social
et politique. Aujourd’hui, le vent ne nous est pas favorable.
Pensons notamment au fait que la Ligue de la gauche ouvrière est
à ce jour toujours interdite. De plus, les dernières
mobilisations sociales se sont soldées par des morts, la police
tirant sur la foule. Enfin, les divisions suicidaires au sein de la
gauche risquent de faire capoter tout entrée en matière
sur des éléments qui constituent le cœur de la
révolution tunisienne. Les mobilisations doivent être
poursuivies inlassablement, dans la rue, pour amener le débat
sur ces questions fondamentales. On ne peut pas considérer que
l’Assemblée constituante est le sommet au-delà
duquel le processus révolutionnaire ne peut aller. Selon moi,
l’Assemblée constituante est un minimum, et le peuple
tunisien ne s’est pas révolté pour obtenir le
minimum.

Propos recueillis pour solidaritéS par Stéfanie Prezioso