Pour débattre de croissance, de décroissance et d’écosocialisme

Michael Löwy vient de publier aux éditions des Mille et une Nuits un très bon petit livre intitulé Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste. Lecture critique.

Manifestation devant la COP 16 à Cancún, 9 décembre 2010

Michael Löwy présente dans son dernier ouvrage bon nombre des thèses que solidaritéS et son groupe «Ecosocialiste» soutiennent depuis des années: la croissance nécessaire au capitalisme mène à la catastrophe, et tant du point de vue écologique que social, la seule réponse est un changement fondamental menant au socialisme.

Ce constat étant bien établi, la lecture critique de l’essai de Michael Löwy ne doit cependant pas se limiter, à mon sens, à nos points de convergences, aux problématiques réelles et complexes qu’il soulève. Pour débattre, il est nécessaire de s’arrêter également sur les questions que l’auteur laisse ouvertes. Ainsi en est-il par exemple de la place par trop principale qu’il accorde à la problématique du climat, négligeant ce faisant d’autres aspects essentiels des limites ou dégâts liés à la croissance: épuisement des ressources, non seulement fossiles (pétrole et gaz), mais aussi des matières premières (métaux), biodiversité, dégradation des sols, autres pollutions.

L’écosocialisme: un courant de pensée marxiste

Dans les deux premiers chapitres, Löwy pose trois questions essentielles: «L’écosocialisme, écrit-il, est un courant de pensée et d’action écologique qui fait sien les acquis fondamentaux du marxisme tout en le débarrassant de ses scories productivistes» (p. 31-32). La question est de savoir si ces «scories productivistes» font partie de la conception de Marx, ou bien plutôt de celle que l’on peut qualifier faute de mieux de «marxistes stalinistes». Les analyses de Marx et Engels vont à bien des égards dans un autre sens. Mais Löwy souligne que le concept d’opposition entre développement des forces productives et rapports de production qui l’entravent peut être de ce point de vue ambigu.

Sur cette question, il me semble cependant essentiel d’aborder le problème sous l’angle de la suffisance. Tant qu’il y a manque pour la satisfaction des besoins élémentaires, comme c’était le cas au 19e siècle, le développement des forces productives est une priorité. Dès qu’il y a suffisance, ce sont d’autres critères qui deviennent prioritaires. Il est clair que tout ce qui a été qualifié de «socialisme réel» a été caractérisé par le productivisme, mais comme Michael Löwy le souligne souvent, ce «socialisme réel» n’a rien à voir avec le socialisme et le marxisme.

Consommation contre gaspillage

Michael Löwy aborde ensuite la question de la consommation: «le problème de la civilisation bourgeoise/industrielle n’est pas – contrairement à ce que prétendent souvent les écologistes – la ’consommation excessive’ de la population, et la solution n’est pas une ’limitation’ générale de la consommation, notamment dans les pays capitalistes avancés. C’est le type de consommation actuel, fondé sur l’ostentation, le gaspillage, l’aliénation marchande, l’obsession accumulatrice, qui doit être mis en question.» (p.36-37).

L’auteur esquive cependant la problématique posée par Daniel Tanuro, à savoir que la perspective socialiste doit se confronter au fait que la population des pays du nord peut avoir le sentiment d’avoir quelque chose à perdre (consommation, niveau de vie). Certes, un projet écosocialiste doit combattre le gaspillage, l’obsolescence programmée, la dépendance créée par la publicité. Toutefois, le débat sur le refus du type de croissance nécessaire au capitalisme, sur le désir de consommation, sur une décroissance dans les pays du nord (dont il faut définir le contenu, mais qui est la seule réponse aux dégâts écologiques) est indispensable. Dans une certaine mesure, Löwy reconnaît cette problématique lorsqu’il note que la formule «chacun selon ses besoins (reprenant le schéma de l’expansion illimitée), n’intègre pas les limites naturelles de la planète» (p. 40). Mais cette idée se différencie-t-elle vraiment de l’objectif de base de l’écosocialisme: «satisfaire les besoins fondamentaux de chacun»?

Michael Löwy écrit cependant plus loin: «Il n’y aurait nullement la nécessité – comme semblent le croire certains écologistes puritains et ascétiques – de réduire, en termes absolus, le niveau de vie des populations européennes ou nord-américaines» (p. 70). Tout en soulignant l’exigence fondamentale d’une planification démocratique de la production, du bas vers le haut, et de ses contradictions possibles. «Quelle garantie a-t-on que les gens feront les bons choix, ceux qui protègent l’environnement, même si le prix à payer est lourd? Une telle garantie n’existe pas. On ne peut se fier qu’à la rationalité des décisions démocratiques» (p. 63). Et plus loin: «Les conflits existeront et se feront jour : entre les besoins de protection environnementale et les besoins sociaux, entre les obligations en matière d’écologie et la nécessité de développer les infrastructures de base, entre les habitudes populaire de consommation et le manque de ressources.» (p. 73).

Une transition vers le socialisme: mais comment?

Enfin, l’auteur aborde la question de la transition vers le socialisme. «C’est l’ensemble du mode de production et de consommation, écrit-il, qui doit être transformé, avec la suppression des rapports de production capitalistes et le commencement d’une transition vers le socialisme. Cette transition ne se compte pas en mois ni en années» (p. 40). Il est clair que l’objectif ne peut pas être le «grand soir» avec le passage en une nuit du capitalisme au socialisme. Mais cette vision d’une longue transition, d’une situation où la société n’est plus capitaliste mais pas encore socialiste, mérite quelques explications. Si la société n’est plus capitaliste, c’est que la bourgeoisie n’a plus le pouvoir. Mais qui alors a le pouvoir? Si c’est le peuple dans sa majorité, que fait-on pendant ces longues années de transition? Quelles sont les étapes? Löwy insiste avec raison sur le fait qu’une société écosocialiste ne peut que résulter d’une volonté démocratique et majoritaire, et que l’appareil productif n’étant pas neutre, il devra être transformé. Dommage qu’il n’examine pas cette question sous l’angle de la division du travail.

Marx, Engels et l’écologie

Le troisième chapitre analyse les positions de Marx et Engels sur l’écologie. Michael Löwy ne s’intéresse pas aux «marxistes» soviétiques, affirmant de manière très nette que le «socialisme réel» n’a rien à voir avec le socialisme. En ce qui concerne les «pères fondateurs», il constate que «les thèmes écologiques ne prennent pas une place centrale dans le dispositif théorique marxien; deuxièmement, les écrits de Marx et Engels sur le rapport entre les sociétés humaines et la nature sont loin d’être univoques et peuvent donc être l’objet d’interprétations différentes». (p. 79). Il suffit pour s’en convaincre de citer Engels: «Sa libération (des moyens de production) des chaînes est la seule condition requise pour un développement des forces productives ininterrompu, progressant à un rythme toujours plus rapide, et par suite, pour un accroissement sans bornes de la production elle-même» (Anti-Dühring, Paris, Editions sociales, 1950, p. 321).

Et Marx n’écrivait-il pas: «Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives mais des forces destructrices» (L’idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1952, p. 67-68). C’est particulièrement dans l’épuisement des sols par une agriculture productiviste que Marx et Engels font preuve de soucis écologistes.

L’autre problématique soulevée est celle de la «neutralité des moyens» de production qui pourraient être transférés dans une économie socialiste. «Il y aurait donc une sorte de continuité substantielle entre l’appareil productif capitaliste et socialiste, l’enjeu socialiste étant avant tout la gestion planifiée et rationnelle de cette civilisation matérielle créée par le capital» (p. 94). Il me semble cependant difficile de trouver trace chez Marx et Engels d’une telle continuité, par ailleurs contradictoire à la fois avec la vision du règne de la liberté promise par le socialisme, et les nombreuses critiques de la division du travail. «Ce ne sont pas les producteurs qui dominent les moyens de production, écrit Engels dans l’Anti-Dühring, mais les moyens de production qui dominent les producteurs. En divisant le travail, on divise aussi l’homme. Le perfectionnement d’une seule activité entraîne le sacrifice de toutes les autres facultés physiques et intellectuelles. Cet étiolement de l’homme croît dans la mesure même où croît la division du travail» (p. 286). Et plus loin, «Le vieux mode de production doit donc forcément être bouleversé de fond en comble, et surtout la vieille division du travail doit disparaître.» (p. 288). La vision de «continuité» me semble en ce sens plus être déduite des aspects productivistes présents chez Marx et Engels, mais qui, au 19e siècle, étaient en rapport à la problématique de la suffisance nécessaire à la libération de l’homme.

Pour une éthique écosocialiste

Michael Löwy aborde également la question de l’éthique ou des valeurs, en constatant que «le capital est intrinsèquement, par essence, non éthique» (p. 118), dans le sens où «il soumet l’économie, la société et la vie humaine à la domination de la valeur d’échange de la marchandise» (p.118). Il omet cependant de répondre à l’objection sans doute avancée par les capitalistes: notre valeur est la liberté individuelle. La réponse est facile: tant que la liberté est dominée et limitée aux rapports marchands, ce n’est pas une vraie liberté, donc une vraie valeur. Ou, autrement dit, la soumission principale aux «lois neutres et objectives» du marché élimine la question des valeurs.

Toute vision écosocialiste implique des objectifs éthiques. Löwy en cite principalement six: une éthique sociale, égalitaire, solidaire, démocratique, radicale et responsable. L’aspect radical est important, il souligne le besoin de transformer les rapports sociaux de production, c’est la seule mention concernant la division du travail dans le livre. De manière plus générale, je pense fondamental d’affirmer que l’on se bat pour des valeurs, et que le capitalisme n’en a pas.

Michel Ducommun