Il y a quelque chose de pourri

Il y a quelque chose de pourri



Quelque chose s’est passé
le 22 juillet dernier dont il est encore difficile de saisir la
portée. Le massacre de l’île d’Utøya et
la bombe en plein cœur d’Oslo, attribués tout
d’abord au terrorisme djihadiste, plongent en effet leurs racines
dans le sous-sol des Etats européens.

Inutile de gloser sur les « erreurs » de la
presse qui a tout d’abord désigné le terrorisme
islamiste. Le prêt à penser dénonçant la
« croisade djihadiste » s’appliquait
d’autant mieux, dans ce cas, qu’il s’agissait
d’une violence aveugle en plein cœur d’un
« havre de paix » au modèle
social-démocrate éprouvé et à la police
désarmée. Et pourtant, comme le relevait récemment
l’écrivain norvégien Aslak Sira Myhre, il aurait
suffi d’un bref état des lieux de la violence politique en
Norvège pour se rendre compte que, depuis les années
1970, elle est l’apanage exclusif de la droite radicale.

    Lorsqu’il a été clairement
établi que le terroriste n’était autre
qu’Anders Behring Breivik, un jeune fondamentaliste
chrétien d’extrême droite, proche de la European
Defence League et ex-membre du Parti du Progrès
(Fremskrittspartiet ; parti nationaliste, raciste et islamophobe), la
presse occidentale n’en a pas moins continué à
pointer du doigt les difficultés d’intégration de
la communauté musulmane.

De l’irrationalité en politique

Il s’est ensuite agi de dresser le profil d’Anders Behring
Breivik et la thèse de la folie s’est imposée. Le
massacre était le fait d’un fou isolé. On en
voulait pour preuve son manifeste de plus de 1500 pages posté
sur Internet juste avant le massacre (2083 : A European
Declaration of Independence) et les déclarations outrées
de certains de ses inspirateurs, comme Gert Wilders,
dénonçant le fait que ce
« psychopathe » avait dénaturé
la lutte contre l’« islamisation » de
l’Europe.

    Que dire enfin de la profusion d’articles qui
se sont concentrés, pour solde de tout compte, sur le roman noir
scandinave (Jo Nesbø, Stieg Larsson, Henning Mankell). Les
atmosphères « glauques » brillamment
décrites par ces auteurs n’annonçaient-elles pas
déjà l’acte insensé d’Anders Behring
Breivik ; un « loup solitaire » du même
acabit de ceux que Jo Nesbø a dépeint dans son roman
Rouge Gorge. Le massacre d’Utøya et d’Oslo se
trouvait dès lors insidieusement placé dans la
catégorie générique de la folie criminelle
fictionnelle.

L’ère du désenchantement

Parmi les pays les plus sûrs du point de vue de sa dette publique
et les plus riches de la planète, la Norvège est
classée également aux premiers rangs en termes de droits
politiques, de qualité de vie et de revenu par
habitant·e·s. Derrière cette façade
apparemment idyllique se cachent cependant bon nombre de
difficultés économiques et sociales auxquelles la
population de ce pays, et des pays alentour, doit récemment
faire face. Et tout d’abord une réduction des
dépenses sociales qui se répercute inévitablement
sur le niveau de vie des plus faibles.

    A cela s’ajoute la crise de confiance qui
frappe les institutions politiques sociales-démocrates,
accusées de ne plus répondre aux besoins de la population
et de favoriser le développement d’une immigration
« parasitaire » (cette dernière
représente environ le 10 % de la population en
Norvège). Le vote s’est de fait ces dernières
années déplacé à l’extrême
droite de l’échiquier politique. Le Parti du
Progrès est aujourd’hui la seconde force politique du pays
(en 2009, il rassemble le 22,9 % des suffrages). Il semble donc
avoir un écho bien plus large que ce que laisserait entendre
l’image rassurante d’une droite radicale recrutant ses
membres aux marges de la société parmi des jeunes
soudards imbibés d’idéologie raciste mal
digérée.

Autobiographie d’une Europe en crise

En Suède, au Danemark, en Finlande, cette droite appelée
pudiquement « conservatrice » s’est
fait aussi une place de choix. En avril dernier, les Vrais finnois
(Perussuomalaiset) remportaient le 18 % des voix aux
élections législatives. En 2010, en Hollande,
associé à une coalition de centre-droit, le Parti des
libertés de Gert Wilders (Partij voor de Vrijheid) remportait le
15 % des voix. Cette même année, en Suède,
le parti Démocratie suédoise (Sverigedemokraterna)
entrait pour la première fois au Parlement. Mais cette tendance
ne s’arrête pas là. Comment ne pas penser à
la victoire annoncée de Marine Le Pen au premier tour des
élections présidentielles françaises de 2012, aux
succès des initiatives islamophobes et racistes de l’UDC
en Suisse, ou à la marée verte (et noire) qui s’est
déversée depuis plus de 20 ans sur l’Italie et ses
institutions.

    L’extrême droite n’est plus un
phénomène marginal, une vague réminiscence
nostalgique. En ce sens, à force de la dépeindre sous les
oripeaux du passé néofasciste
d’après-guerre, la presse nous induit en erreur. Ces
partis se veulent résolument modernes et certains
d’entre eux se sont distancés publiquement de leur
passé fascisant. Ils disent lutter contre
l’« islamisation » de l’Occident
au nom de la liberté et même du droit des femmes et de
celui des homosexuels (cf. solidaritéS, n°169), brouillant
les frontières sensées les séparer des partis de
droite ou de gauche institutionnels. Leurs objectifs politiques communs
se résument cependant essentiellement dans la destruction de
l’Etat Providence, l’antimarxisme et le refus d’une
société multiculturelle.

    Il serait, bien entendu, tentant de ne voir dans les
succès électoraux de cette droite radicale que les
impacts politiques d’une crise économique qui, depuis
2007, ne veut pas dire son nom. Or à la crise économique
s’est ajoutée une crise politique (et peut-être
même morale) qui, loin de ne concerner que les partis
institutionnels, bouleverse également la gauche combative. Cette
crise  questionne non pas tant notre capacité à
défendre ce qu’il reste de nos acquis sociaux, mais bien
à donner un sens politique au futur. 

Stéfanie Prezioso