Un film & un livre: guérillero contre Franco

Un film & un livre: guérillero contre Franco


La guerre d’Espagne a-t-elle vraiment pris fin en 1939, avec l’entrée de l’armée franquiste à Madrid? C’est la thèse la plus communément admise. Or, «pendant et après la deuxième guerre mondiale des foyers de guérilla continuent de combattre le franquisme dans plusieurs régions du pays. Cette histoire totalement inconnue en France reste méconnue en Espagne. Dans la province du Léon, une de ces guérillas s’est poursuivie jusqu’en 1952» (Henri Maler).



Les Editions Syllepse ont publié en 2000 les souvenirs d’un des survivants de cet épisode oublié, Francisco Martinez-Lopez «El Quico»1. Ce texte a été traduit par Odette Martinez-Maler, sa fille, compagne du marxologue Henri Maler2. Il se situe dans le cadre d’une «guérilla pour la mémoire», menée aujourd’hui en Espagne, par «les survivants des années 50 et des anti-franquistes de tous horizons et de toutes générations» (Henri Maler). Simultanément, le cinéaste espagnol Javier Corcuera vient de présenter au 39e Festival de Gijón (Asturies), le 25 novembre un documentaire intitulé «La guerilla de la memoria» – produit par Montxo Armendáriz et Puy Oria3. Il n’est point exagéré d’affirmer que toutes ces activités (éditoriales ou cinématographiques) relèvent dans l’Espagne actuelle d’une véritable opération de salubrité publique. En effet, ladite «transition à la démocratie» entamée en 1975 après la mort de Franco a impliqué une amnésie quasi-institutionnelle sur l’époque de la dictature (non-épuration des forces de répression, qui emprisonnaient, torturaient et assassinaient les militant/es de la résistance anti-franquiste; non-jugement des crimes de la dictature). A ce propos, «Dans ce contexte d’occultation systématique du conflit» – relèvent les Editions Syllepse -, «certaines organisations sont partie prenante de «non-dits» qui les arrangent. Il conviendrait d’interroger le Parti communiste d’Espagne sur la façon dont il a contribué à enfouir la mémoire des guérillas antifranquistes…»4. Autre signe inquiétant (et édifiant): il est impossible, en Espagne, de déployer le drapeau républicain sans encourir la répression policière: ce fut dernièrement le cas le 16 octobre 2001, lors du 2e Congrès international de la langue espagnole, à Valladolid5.


Pour en revenir au livre de Francisco Martinez Lopez, les Editions Syllepse ont publié à son sujet dans leur bulletin No 2 / juin 2001 un entretien avec l’auteure de la postface, l’historienne Mercédès Yusta Rodrigo. Elles ont autorisé notre bulletin à reproduire cet entretien, ce dont nous les remercions chaleureusement.



(hpr)

  1. Francisco Martinez-Lopez «El Quico». – Guérillero contre Franco; la guérilla anti-franquiste du León (1936-1951) / préf. de Mercédès Yusta Rodrigo ; postf. d’Odette Martinez-Maler. – Paris: Ed. Syllepse, 2000
  2. Henri Maler est l’auteur de: Congédier l’utopie : l’utopie selon Karl Marx (Paris, L’Harmattan, 1994) ; Convoiter l’impossible: l’utopie avec Marx, malgré Marx (Paris, Albin Michel, 1995); Une certaine idée du communisme : réponse à François Furet / avec Denis Berger (Paris : Ed. du Félin, 1996)
  3. 2001 Cf. Belinchón, Gregorio. – Javier Corcuera recupera en «La guerilla de la memoria» la historia quasi olvidada de los maquis. In: El Pais, lunes 26 de noviembre de 2001
  4. Cf. Editions Syllepse / bulletin, no 2, juin 2001
  5. «Toño Ocampo, Paulino Reyero, Roció Mielgo et une autre personne ont été arrêtés le matin du 16 octobre par des policiers espagnols en uniforme pour avoir arboré un drapeau républicain, en présence du roi Juan Carlos. (…) La simple apparition du drapeau tricolore républicain a suffi pour qu’une nuée de matraqueurs s’abatte sur les manifestants, qui souffrent de contusions notamment en raison des clés de judo qui leur furent faites pour les empêcher de crier «Liberté d’expression» (…). Selon les dernières nouvelles, les personnes arrêtées – dont la mère d’un enfant en bas âge – sont dénoncées pour attentat» (source: Radio Klara, retransmise par: Rebellión : periódico electrónica de información alternativa. Site: http://www.rebelion.org/).

Guérillero contre Franco: La guérilla antifranquiste du Léon (1936-1951)

Editions Syllepse: Historienne, vous avez rédigé l’introduction de l’ouvrage de Francisco Martinez-Lopez. Pouvez-vous nous dire quelle est l’importance aujourd’hui des travaux universitaires en Espagne sur les guérillas antifranquistes?


Mercédès Yusta Rodrigo Les publications concernant la guérilla antifranquiste se sont multipliées depuis quelques années. De toute évidence, le public demande à en savoir plus sur un phénomène qui fait partie de la mémoire collective de certaines couches de la population, surtout dans les milieux ruraux. «Los maquis», dénomination populaire des guérilleros espagnols empruntée à la Résistance française, sont des personnages qui peuplent l’imaginaire d’au moins deux générations d’Espagnols. Autour d’eux s’est formée une tradition orale large et riche. Pourtant, le traitement scientifique du sujet représente en quelque sorte une nouveauté, car il s’agit d’un thème qui a été pendant longtemps un vrai tabou pour les universitaires. Il ne s’agissait pas d’un interdit imposé par les instances académiques ou même politiques, mais d’une sorte d’«autocensure», come si la guérilla était trop difficile à interpréter, ou peu importante dans l’histoire générale de l’antifranquisme, et ce bien qu’un historien du renom de Paul Preston ait écrit qu’il s’agissait de l’opposition la plus sérieuse au régime de Franco. En fait, la guérilla a reçu beaucoup plus d’attention de la part des écrivains et des cinéastes que des historiens professionnels.

D’où vient cette difficulté des historiens à faire face à la guérilla?

Je l’ai ressentie au cours de mes propres recherches. Pour écrire l’histoire de la guérilla, le recours aux sources orales est obligatoire. Et là, l’historien a l’impression de faire face à quelque chose de très douloureux, encore plus que la guerre civile. C’est comme si cette violence qui s’est déclenchée dans l’Espagne des années 40 était plus insupportable parce qu’elle venait à la suite d’une guerre longue et cruelle. Le traitement du sujet s’avère donc délicat. Néanmoins, les gens sont demandeurs de travaux sur la guérilla et saluent avec intérêt chaque nouveauté. Mon premier livre, La guerra de los vencidos. El maquis en el Maestrozgo turolense, en est à sa quatrième édition. La prochaine parution du livre de Secundi Serrano Maquis. Historia de la guerrilla antifranquista, est très attendue: hors des milieux universitaires, encore très méfiants, il existe une réelle demande sociale. La société civile cherche à trouver ses propres réponses et donne lieu à ses propres commémorations. Certains historiens, comme Secundino Serrano ou moi-même, se sont engagés à accompagner dans cette démarche les secteurs de la société espagnole qui sont en quête d’une explication sur cette tranche du passé.

Avec la reconnaissance officielle des brigadistes comme anciens combattants, la cause des guérilleros, en activité après 1939, a-t-elle progressé?

Dans la société espagnole, le consensus autour des thèmes qui relèvent de la guerre civile est beaucoup plus facile à atteindre qu’au sujet de la guérilla. D’où le consensus autour des brigadistes qui, de plus, sont partis d’Espagne très tôt, laissant derrière eux un souvenir plutôt sympathique. On ne les associe pas aux excès anticléricaux ni à la répression républicaine. Par ailleurs, c’est comme si le fait de combattre dans une guerre déclarée, dans une armée régulière, suffisait à légitimer la lutte armée. Or, la lutte de la guérilla a eu lieu après la défaite de l’armée républicaine. Certains secteur sociaux ont du mal à admettre la légitimité de cette lutte. Et ce n’est pas surprenant de constater qu’il s’agit souvent de secteurs qui sont les héritiers directs des vainqueurs et qui n’acceptent pas de reconnaître l’«alzamiento» du général Franco comme un coup d’Etat contre la légitimité républicaine. Les deux actes de reconnaissance sont pourtant intimement liés. Du moment où les instances politiques admettront que la guerre civile était un attentat contre la légitimité du gouvernement républicain, on avancera vers la reconnaissance de la légitimité de la lutte des guérilleros. Le travail d’anciens guérilleros tels que Quico (Francisco Martinez Lopez) et d’autres a beaucoup contribué à éclairer la véritable nature de leur lutte. Il ne faut pas oublier qu’ils ont été traités pendant toute la dictature de «bandits» et de «terroristes». Les actions menées par Quico et par l’Association AGE [Association Guerre et Exil], tels que la Caravane de la Mémoire, ont une importance majeure pour que la société connaisse la nature politique de la guérilla et son rapport avec la légitimité républicaine. De plus, que d’anciens guérilleros et d’anciens brigadistes mènent ces actions ensemble aide beaucoup à la compréhension de la nature identique de leur combat.

Quel est à vos yeux l’apport du témoignage de Quico?

Le témoignage de Quico revêt une double signification. Il est important en tant que témoignage historique et aussi comme instrument politique. Conçu comme une histoire de vie, le récit montre la démarche personnelle et vitale de quelqu’un qui, à un moment donné, se voit contraint de prendre le maquis. En présentant cet événement dans la durée, le récit nous fait comprendre les motivations d’un jeune républicain pour rejoindre un mouvement de guérilla; il nous fait connaître ses sentiments face aux circonstances historiques dont il est l’un des acteurs. J’espère que ce récit trouvera un éditeur en Espagne, car à mes yeux il s’agit d’un texte qui peut contribuer à la compréhension de ce phénomène de la part de ceux qui sont encore pris dans les mailles du discours franquiste. Le récit de Quico ne montre pas le portrait d’un bandit mais de quelqu’un qui prend des responsabilités envers l’histoire et qui se révolte contre une violence qui lui est devenue insupportable. Par-delà sa valeur comme document historique de premier ordre, il contribue à lever ce voile de mystère – et aussi de mensonge – tissé en Espagne autour des guérilleros.