Entretien avec Jean Bricmont: la gauche face à la science

Entretien avec Jean Bricmont: la gauche face à la science

Par le passé, des savants de renom, comme Einstein ou Oppenheimer, exprimaient publiquement leurs idées politiques. Aujourd’hui, les scientifiques semblent avoir déserté la sphère publique. Jean Bricmont* êtes-vous d’accord avec ce constat, comment l’expliquez-vous?


On assiste effectivement à une dépolitisation des scientifiques. Mais elle fait partie d’une dépolitisation plus générale. Aux environs de 1968, plusieurs scientifiques étaient très engagés dans les mouvements contestataires, par exemple, dans ce qu’on appelait alors le mouvement de «critique des sciences».



Une partie du problème vient de ce que les scientifiques ont un respect considérable pour l’expertise. Or le discours dominant consiste à prétendre qu’il existe des experts, en politique ou sur les problèmes socio-économiques. Dans la mesure où, dans leur propre domaine, les scientifiques se considèrent comme des experts, ils ont tendance à croire qu’il existe également des «experts» en politique. Ils se refusent, par conséquent, à prendre position dans ce domaine.



Il va sans dire que je conteste l’idée qu’il faut s’en remettre aux «experts» en politique. La question de savoir s’il faut ou non bombarder l’Afghanistan est loin de n’être une question d’«expertise». Les citoyens – y compris les scientifiques – ont le droit et le devoir de prendre position sur ce genre de problèmes. Bien entendu, il est important d’être renseigné au maximum à propos des problèmes politiques envisagés, mais il est absurde de croire que la politique, y compris la politique économique, serait la chasse gardée d’un nombre restreint de «spécialistes».

L’histoire des rapports entre la gauche et la science est complexe. Elle est passée par des phases d’acceptation naïve et de rejet dogmatique. Pourriez-vous esquisser à grands traits les évolutions qu’elle a connues?


Le mot «science» désigne au moins quatre choses différentes: la technologie, la communauté des scien-tifiques, le corps des connaissances à une époque donnée, et un type d’approche concernant la connaissance et la réalité. Or, on peut être pour ou contre la science selon que l’on considère l’un ou l’autre de ces sens, sans que cela implique le rejet des autres. Pour ma part, je défends fermement le dernier sens, à savoir l’idée d’objectivité et l’approche empirique de la réalité. Malheureusement, c’est souvent ce genre d’idées, et pas seulement les applications technologiques, qui sont mises en question par certains intellectuels de gauche (pensons par exemple à l’attitude face aux médecines parallèles, ou même à l’astrologie).



Il y a, dans une partie de la gauche, un rejet de l’idée d’objectivité, ce qui me paraît très dommageable. Cette réaction est, entre autres, une conséquence de l’effondrement des prétentions à la scientificité du marxisme. A ce propos, remarquons que le philosophe et mathématicien socialiste britannique Bertrand Russell avait fait, il y a déjà fort longtemps, une critique lucide du «marxisme scientifique», sans pour autant abandonner ni la science ni une critique radicale de nos sociétés1.

Le concept de «rationalité», sur lequel est basée l’activité scientifique, est aujourd’hui monopolisé par les tenants du discours néolibéral. A votre avis, la gauche peut-elle encore tirer profit de cette notion?


Trouvant en gros mon inspiration politique dans les œuvres de Bertrand Russell ou de Noam Chomsky, je suis partisan d’une gauche rationaliste. Je ne vois pas à quoi pourrait mener une gauche qui ne chercherait pas à opposer aux dominants des arguments objectifs. Par exemple, la contestation des croyances établies concernant les prétendues vertus du marché présuppose la rationalité. Le discours dominant est d’ailleurs souvent plus intelligent que certains discours de gauche. Les néolibéraux nous disent : «Nous sommes rationnels, et vous ne l’êtes pas». Répondre en défendant l’irrationnel, par exemple en exaltant le subjectivisme ou le particularisme culturel, me semble catastrophique. Ce qu’il faut répondre, c’est que le discours néolibéral est faussement rationnel. Ce serait long à expliquer, mais il ne prend pas vraiment en compte les aspirations humaines, ni les problèmes globaux et à long terme.

On distingue traditionnellement entre la science et la technologie, ce, pour marquer la différence entre le savoir «pur» et les usages socio-économiques de la science. Cette distinction est-elle pertinente?

Je pense qu’elle l’est. Une grande partie des théories scientifiques intéressantes n’ont pas d’application pratique. Quelle est l’application concrète de la théorie de l’évolution – je ne parle pas de la génétique, mais du simple fait que nous soyons des produits de l’évolution? Aucune. De même pour la cosmologie: il n’y a aucune application pratique des théories sur l’origine de l’univers. Notons que ce sont ces théories sans applications, surtout l’évolution, qui ont le plus grand impact culturel et qui dérangent le plus certains religieux.



Il n’y a évidemment pas de coupure nette entre scien-ce et technologie. Mais l’amalgame entre les deux sert souvent à jeter sur la science le discrédit qui affecte – en partie d’ailleurs à tort – la technologie.



J’ajouterai qu’il y a un aspect du rapport entre science et technologie qui me paraît très grave, à savoir l’usage militaire des connaissances scientifiques. La critique de cet usage était centrale dans le mouvement contestataire des années 1960-70. Or, elle a aujourd’hui pratiquement disparu. La plupart des méfaits présumés de la science dénoncés à l’heure actuelle ne sont rien comparés aux effets potentiels de la bombe atomique, ou des autres applications militaires, actuelles, de la science (par exemple, la possibilité qu’ont certains pays de bombarder massivement les infrastructures civiles d’autres pays).

Quel est, le rapport entre les sciences naturelles et les sciences sociales ? En particulier, les prétentions à la «scientificité» de la science économique sont-elles justifiées?


Chomsky remarque que l’on parle de physique, de chimie, de biologie, mais de «sciences» économiques et de «sciences» sociales. Il ajoute que moins ces disciplines sont scientifiques, et plus elles en portent le titre… Deux éléments fondamentaux garantissent la scientificité des sciences naturelles. D’une part, les réalisations technologiques qu’elles permettent. D’autre part, la capacité prédictive de ces sciences. , qui suggèrent que la réalité est – à peu près – conforme à la façon dont les théories la décrivent.



Un des problèmes des sciences humaines, c’est qu’on n’y trouve peu de succès technologiques spectaculaires. Par exemple, il n’existe aucun moyen systématique d’augmenter les performances d’un enfant qui aurait des difficultés à l’école. Idem pour beaucoup de problèmes psychiques. Par ailleurs, lorsqu’on compare le discours que les économistes tenaient sur l’Argentine il y a six mois à la situation actuelle du pays, on voit que leur capacité de prévision est faible. C’est d’ailleurs tout à fait normal: le comportement humain est très complexe et il n’est pas étonnant qu’on le comprenne mal. Mais ce qui est irritant, ce sont les assertions dogmatiques que l’on rencontre souvent et qui font croire que l’on en sait plus que ce que l’on sait vraiment.

Y a-t-il, un lien entre la production des connaissances scientifiques et l’appartenance de classe de celui ou ceux qui énoncent ces connaissances?


Quand une proposition scientifique est vraie ou fausse, elle l’est indépendamment de celui qui l’énonce. Imaginons qu’on trouve un morceau de papier dans la rue sur lequel est écrit un énoncé scien-tifique. Il est, par hypothèse, impossible juger cet énoncé en fonction de critères de classe, mais on peut essayer de le tester au moyen de méthodes empiriques. Pourquoi procéder autrement si on connaît l’appartenance de classe de l’énonciateur, si ce n’est pas paresse intellectuelle?



Un autre biais répandu consiste à se demander en toute circonstance à qui sert une théorie donnée, en présupposant qu’un discours n’est énoncé que parce qu’il est utile pour celui qui l’énonce. Mais cette idée est absurde. Si je soutiens que la terre est ronde, je ne vois pas en quoi cela pourrait me servir. Il y a des milliers de choses que l’on dit simplement parce qu’elles sont vraies, ou qu’il est rationnel d’y croire. Nous ne sommes qu’en partie rationnels, c’est vrai, mais nous le sommes quand même en partie.



Il est vrai qu’il est légitime de se méfier des «experts» lorsqu’ils soutiennent des points de vue qui servent manifestement leur cause. Mais cela ne sert qu’à éveiller un sens critique qui devrait exister de toutes façons (on peut se tromper pour toutes sortes de raisons, pas seulement par intérêt). De plus, on peut invoquer l’appartenance de classe pour expliquer pourquoi certains propos sont tenus, lorsqu’il n’existe pas d’arguments rationnels en leur faveur. Mais en fin de compte, la vérité ou la fausseté de ce que dit l’expert dépend de la correspondance ou non de son discours avec les faits, et non de sa position de classe.

Vous avez publié, en 1997, un ouvrage avec votre collègue physicien Alan Sokal intitulé Impostures intellectuelles2. Cet ouvrage a fait grand bruit. Pourriez-vous en résumer le propos général, et expliquer les passions qu’il a soulevées?


Alan Sokal a soumis un article à une revue américaine d’études culturelles, qui avait pour titre «Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique». C’était un pastiche, un faux. Sokal souhaitait ainsi dénoncer l’usage de concepts scientifiques par des intellectuels contemporains célèbres qui ne servaient, selon nous, qu’à impressionner et à intimider leur auditoire.



La révélation du pastiche a évidemment fait grand bruit. Les intellectuels visés, tous considérés comme des sommités en France et aux Etats-Unis, se sont offusqués des critiques de Sokal. Le livre est venu ensuite, en complément. Notre but était d’essayer de démystifier le discours de ces intellectuels, en montrant l’absence de rigueur caractéristique de certains passages de leurs œuvres3 ; nous voulions aussi critiquer le «postmodernisme» et en particulier le relativisme cognitif. Ce que nous voulions dénoncer, c’est l’abîme existant entre le culte dont font l’objet certains de ces «maîtres à penser», et le peu de sérieux dont ils font preuve dans une partie de leurs écrits. Nous souhaitions, dans la meilleure tradition de mai 68, donner aux disciples les moyens de critiquer leurs maîtres.

Quels sont, les liens entre le progrès scientifique et le progrès social?


Je ne vois pas comment on pourrait réaliser un progrès social sans réaliser, au préalable, des progrès scientifiques. Par exemple, si l’on ne parvient pas, au moyen de la technologie, à supprimer certaines tâches pénibles, le progrès social est inconcevable. Le progrès scientifique est donc une condition nécessaire du progrès social, sans toutefois en être une condition suffisante.



Je pense, par ailleurs, que la vision rationnelle du monde, qui est encouragée par le progrès des sciences, peut nous permettre de mieux comprendre la réalité sociale. La rationalité nous permet de saper l’autorité, et donc de mettre en question les tendances conservatrices au sein de la société. Il n’y a évidemment rien d’automatique en cela, et, bien entendu, il existe beaucoup de scientifiques conservateurs. Mais dans la mesure où la science met en question les croyances traditionnelles, il me semble que la mise en œuvre de la démarche rationnelle permet de mettre radicalement en question les fondements même de l’ordre social.



Propos recueillis par Razmig KEUCHEYAN

  1. Cf. notamment Bertrand Russell, The Theory and Practice of Bolchevism, Georges Allen and Unwin, 1949 (ndlr).
  2. Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuels, Odile Jacob, 1997.
  3. Les auteurs en question sont : Jacques Lacan, Julia Kristeva, Luce Irigaray, Bruno Latour, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Paul Virilio (ndlr).


*Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université catholique de Louvain