La mystification des "peuples dépensiers"

Jean-Claude Juncker, président en exercice de l’Eurogroupe, est le premier ministre du Luxembourg. Il vient d’expliquer dans les colonnes du magazine allemand Focus que le peuple grec est finalement responsable pour une bonne part de la crise actuelle : « De 1999 à 2010, les salaires ont augmenté de 106,6 %, alors même que l’économie ne se développait pas au même rythme. La politique des revenus était totalement hors de contrôle et ne reposait en rien sur [les gains] de productivité ». Donc les salariés grecs ont été trop gourmands et ils doivent être punis par la réduction de 25 % des salaires et des dépenses sociales que prévoit la « dévaluation interne » voulue par le FMI.
   
Avant de passer au fond de l’argumentation, regardons de plus près qui est ce considérable personnage. Juncker, on l’a dit, préside l’Eurogroupe, cette réunion informelle des ministres des Finances de la zone euro, qui a de fait supplanté le Conseil des ministres des finances européens. Sans aucune légitimité politique autre que celle que lui confèrent ses compères de la nomenklatura européenne. Dans sa fonction, il n’est pas sans liens avec le choix du directeur de la Banque centrale européenne, autre cénacle fermé de la politique bourgeoise. Cette banque va prochainement accueillir à sa tête Mario Draghi. Avant de se recycler dans la banque européenne, Draghi était vice-président de Goldman Sachs, au moment où cette banque d’affaires américaine aidait la droite grecque à maquiller les comptes publics. Un expert, donc.

    Mais reprenons les propos de notre grand démocrate : trop dépensier, le peuple grec ? Admettons l’augmentation des salaires citée par Juncker : 106,6 %. Pourquoi oublie-t-il l’inflation qui est venue ronger ce résultat (plus de 30 % sur la période considérée), ou encore le recul de la part des salaires dans le PIB grec, de 56 % en 1996 à 54 % en 2008 ? Parce que l’objectif de Jean-Claude Juncker n’est pas de savoir ce qui s’est réellement passé, mais bien de désigner un coupable à la vindicte du capital : le peuple grec. Dont 23 % vit déjà sous le seuil de la pauvreté. Voilà ce qui intéresse ce faussaire chrétien-social : faire croire à la culpabilité des salarié·e·s grecs, pour que les banques puissent continuer à encaisser des intérêts faramineux (plus de 25 % sur les obligations grecques à trois ans !). Bon, assez parlé de Juncker, passons à autre chose.

    Au quatrième importateur d’armes au monde, par exemple, dont les dépenses militaires sont passées de 5,4 milliards à 7,3 milliards de dollars entre 2005 et 2009. A cet Etat qui a signé un premier plan d’austérité avec le FMI d’où sont explicitement exclues les dépenses militaires. A ce pays qui a vu le plan d’aide concocté par Paris et Berlin conditionné au respect des contrats d’armement signés par le gouvernement précédent. Et qui s’est précipité, en mars, pour régler un différend avec le groupe allemand ThyssenKrupp à propos de quatre sous-marins. De cette Grèce dépensière-là, Juncker a oublié de nous parler. Simple distraction, sûrement.

    Quand ils sont entre eux, les dominants parlent pourtant un autre langage que celui du bouffon luxembourgeois. La Neue Zürcher Zeitung (NZZ 4.7.11) le dit sans ambages : « Dans les milieux des marchés, on ne se fait aucune illusion sur le véritable caractère des efforts de sauvetage […] Les efforts sont surtout destinés à un nouveau transfert d’argent des contribuables européens et du FMI vers les banques et à un gain de temps. […] On souligne systématiquement, dans les milieux des marchés, qu’il faut distinguer précisément qui sont les bénéficiaires des efforts de sauvetage. Dans l’optique du commentateur américain et gestionnaire de fortune Barry Ritholtz, il est absolument clair que ce n’est pas la Grèce ou le peuple grec qui doivent être sauvés, mais les banques internationales (et d’autres bailleurs de fonds comme les assurances). Il y a aussi ici, comme aux USA, une socialisation des pertes et une privatisation des profits. Contrairement au reproche souvent fait à la Grèce de s’être comportée économiquement et financièrement de manière irresponsable, Ritholtz estime que la faute en revient aux banques créditrices. » Il faudra s’en souvenir lorsque Juncker et ses pairs viendront nous parler des dépenses excessives des peuples portugais, espagnol, irlandais, italien, français… 

Daniel Süri