Amiante: une hécatombe annoncée

Amiante: une hécatombe annoncée


«Il est fort probable qu’en Suisse le nombre de cancers induits par l’amiante ne se compte pas par dizaines comme l’affirme la CNA ni par centaines mais par milliers». Cette estimation des auteurs de «Eternit: poison et domination. Une multinationale de l’amiante» (PSO, Commission Ecologie et Santé, Ed.Veritas, Lausanne 1983) d’il y a quinze ans, se vérifie dramatiquement en Suisse et dans les 21 pays où les frères Schmidheiny avaient étendu leur business de l’amiante-ciment.

L’amiante et la Suisse : repères chronologiques

1900 L’asbestose – ou «amiantose» – qui est une calcification pulmonaire est identifiée comme maladie professionnelle par le Dr Murray.



1904 Commercialisation en Suisse du premier produit Eternit fabriqué à Niederurnen



1910 Les compagnies d’assurance-vie canadiennes et américaines refusent les travailleurs de l’amiante



1932 Début de la pratique du flocage à l’amiante en Angleterre, procédé adopté en Suisse dès 1936



1932 Johns Manville (entreprise américaine) est attaqué en justice. C’est le premier procès de victimes de l’amiante



1935 Premier cas reconnu de cancer associé à l’asbestose. Suspicion de la relation entre exposition professionnelle à l’amiante et cancer du poumon par le DrLynch



1939 La Caisse nationale d’assurance en cas d’accidents (CNA) admet pour la première fois un cas d’asbestose comme maladie professionnelle



1953 La CNA inscrit l’asbestose dans la liste des maladies professionnelles à indemniser



1955 La relation entre exposition à l’amiante est formellement établie par le docteur Doll.



1962 Établissement définitif du caractère cancérigène de l’amiante (P. Hermann et A. Thébaud-Mony, La stratégie criminelle des industriels de l’amiante, Le Monde Diplomatique, juin 2000)



1969 La CNA reconnaît le mésothéliome, cancer spécifique de l’amiante, comme maladie professionnelle



1973 Abandon des flocages à l’amiante en Suisse



1976 Début des recherches scientifiques qui conduiront au lancement d’une vaste campagne nationale du PSO (ex-LMR) puis de la FOBB (SIB) pour l’arrêt de l’utilisation d’amiante en Suisse, la prévention professionnelle et publique et la protection des victimes. L’événement déclanchant a été la dénonciation en 1976, par quelques journalistes, des risques de l’amiante floqué dans la Tour 24 Heures à Lausanne. A noter que cette fameuse tour de tous les dangers ne sera défloquée que 20 ans après (F. Iselin, «Vitale insolence», voir Page 2, n° 7, déc. 1996)



1977 Publication en France de «Danger ! Amiante» (par le collectif syndical de Jussieu -Ed.Maspero)



1978 Les importations annuelles d’amiante en Suisse dont la croissance aura été constante depuis 1945 atteignent un maximum avec 23’000 tonnes puis chuteront rapidement pour cesser en 1995 (voir graphique).



1982 Aux USA, 300’000 plaintes sont déposées contre Johns Manville géant de l’amiante qui se déclare en banqueroute.



1983 Publication de «Eternit: poison et domination» par le PSO(PSO, Commission Écologie et Santé, «Eternit: poison et domination. Une multinationale de l’amiante», Veritas, Lausanne 1983. Cet ouvrage a été publié simultanément dans les trois langues nationales)



1983 Les producteurs d’amiante combattent la campagne pour l’interdiction de l’amiante en créant en France le Comité permanent amiante (CPA) et, Québec en tête, en noyautant les conférences sur l’amiante du Bureau international du travail (BIT) et de l’Organisation mondiale de la santé (BIT).



1985 Publication dans la presse romande de la liste confidentielle des 4’000 bâtiment floqués en Suisse établie par l’OFPE (Office fédéral de la protection de l’environnement (OFPE), «Registre des constructions traitées avec du flocage d’amiante», dite «Liste des 4’000 bâtiments floqués en Suisse») – et non par la SUVA comme elle le prétend. Aujourd’hui, plus de 15 ans après, seuls 60% de ces bâtiments à risques auraient été assainis



1989 Début de l’abandon de l’amiante en Suisse par Eternit. Les tuyaux en amiante ciment sont en sursis.



1994 Fin de l’utilisation de l’amiante par Eternit en Suisse. Et dans le Monde?



1995 Fin des importations d’amiante en Suisse où a été stockée au total une centaine de kilos d’amiante par habitant sous forme d’amiante-ciment, de cartons d’amiante, de flocages.



2020? Date probable du pic du nombre de cancers dus à l’amiante en Suisse, le temps de latence entre exposition et déclaration de la maladie étant d’une quarantaine d’années (Voir graphique).



En caractères normaux : Production. En gras : Épidémiologie. En italiques : Dénonciation.


La CNA (actuellement SUVA) qui interprétait la revendication de réduire le taux de fibres d’amiante dans l’air en disant «C’est surtout à cause des pressions politiques» (Tribune le Matin, 21.1.1983) doit admettre aujourd’hui qu’«on risque même d’observer une augmentation» du nombre de décès (déclaration du porte-parole de la SUVA Henri Mathis in 24 Heures, 27.2.2002). En effet, le temps de latence entre inhalation d’amiante et apparition d’un cancer étant de 20 à 40 ans, le nombre de victimes ne cessera d’augmenter jusqu’à 2020, année correspondant au pic des importations d’amiante en Suisse comme le montre notre graphique. Dans les pays qui n’ont pas encore abandonné l’utilisation criminelle de ces fibres, l’hécatombe sera plus massive et durable. En France l’estimation est de 50000 à 100000 morts dans les 20 prochaines années (Interview de l’épidémiologiste Marcel Goldbert in Libération, 22.6.2001).



Eternit prétendait que l’amiante était indispensable et irremplaçable, mais cette fibre cancérigène a pu être abandonnée vers 1990 ce qui a sauvé la vie de milliers de travailleurs en Suisse. Autant le patronat que la SUVA niaient la possibilité d’inventorier les bâtiments floqués à l’amiante, mais la grande majorité a pu l’être en 1985, ce qui a protégé de nombreuses personnes bien que la tâche soit loin d’être achevée. Aujourd’hui, Eternit et la SUVA en particulier prétendent qu’«il est impossible d’évaluer le nombre de personnes qui ont été exposées»(24 Heures, 27.2.2002). Cette déclaration est mensongère et criminelle. Elle est mensongère car la multinationale Eternit qui assurait à titre privé – à travers Amindus SA notamment – le suivi médical de ses salariés possède leurs dossiers et a accès à la liste des personnes qu’elle a embauchées en Suisse et dans le monde, leur période d’activité et le genre de travail qu’ils effectuaient, c’est-à-dire le degré de risques auxquels ils étaient exposés.



Mais cette déclaration est aussi criminelle parce que les statistiques sur les maladies professionnelles en Suisse indiquent que plus de la moitié des décès ont été provoqués par l’inhalation de fibres d’amiante (officiellement à ce jour 700 décès en Suisse dus à l’amiante, dont 45 chez Eternit); parce que la SUVA recense annuellement une cinquantaine de nouveaux cas de cancers de la plèvre et du péritoine et parce que tout médecin sait pertinemment que faute de diagnostic et de traitement rapide, la majorité des malades de l’amiante mourront un ou deux ans après l’apparition des premiers symptômes pathologiques.



Constatant que si à l’usine Eternit de Niederurnen dans le canton de Glaris, ouverte en 1904, la SUVA à compté 45 morts, elle devra s’attendre à compter de nouveaux cas parmi les 500 ouvriers affectés à la production de l’usine de Payerne, ouverte en 1958 seulement, pour la plupart immigrés et dont seuls 20 détenaient un permis d’établissement en 1988. Au cas où le suivi médical de ces travailleurs, des salariés et retraités, en Suisse et dans les pays d’émigration aurait été négligé, la SUVA devrait compter de nouveaux décès.



Il faut donc s’attendre au pire mais surtout… ne plus attendre. Parmi les innombrables travailleurs exposés professionnellement tout au long de la chaîne de l’amiante – transport, manipulation, transformation, fabrication, projection d’amiante, déflocage et démolition – la majorité a quitté la Suisse. Tous les travailleurs qui ont été exposés professionnellement à l’amiante doivent être informés par leurs employeurs sur les risques qu’ils encourent, être suivis médicalement, y compris après la retraite et être indemnisés pour les torts subis en cas de maladie. Cette tâche de prévention-réparation doit être accomplie par les autorités sanitaires… à moins qu’elles n’aient gardé leurs sales manies et puissent encore dire: «Nous sommes dépositaires des confidences de l’industrie. De ce fait la CNA est tenue à la plus grande discrétion vis-à-vis des syndicats et de l’opinion publique» (Roland Richard, un des directeurs de la CNA, cité par Urs P. Gasche in «Le scandale Alusuisse», éd. d’en bas, 1982).



Hélas, ces sales manies semblent bien ancrées et les chiffres de la SUVA repris ici sont tous truqués à la baisse: si elle décompte annuellement une cinquantaine de décès dus à l’amiante, M. Jacques Holtz, médecin du travail à l’Institut de Santé au Travail (IST) estime ce nombre à 200 (F. Kaestli, «L’amiante en questions», Ingénieurs et architectes suisses (IAS), n°18, 19.9.2001). En effet, nous savons que la plupart des travailleurs occupés au flocage des bâtiments, à la fabrication de l’amiante-ciment ou ayant manipulé ces fibres pour tout autre produit, étaient immigrés. Nous savons aussi que la plupart d’entre eux, sous la pression du chômage, ont dû retourner chez eux et ont de ce fait été «oubliés». Plus grave, nous savons que des travailleurs des succursales d’Eternit dans le monde ont été abandonnés, gardés dans l’ignorance ou, plus grave, induits en erreur sur leur état de santé par les propres médecins d’entreprise (Voir la lettre de l’Asociación de extrabajadores de Nicalit SA que nous venons de recevoir). Le capitalisme suisse s’est débarrassé de ses «amiantés» en les réexportant. Mais à la différence des déchets toxiques ou radioactifs, nombre de ces «déchets» là peuvent encore parler: à nous qui sommes aux premières loges en Suisse de faire entendre leur voix.



Mais déjà les langues se sont déliées un peu partout dans le monde. Dernièrement, en Italie, 11 saisonniers ayant travaillé cher Eternit AG à Niederurnen dans les années soixante et septante sont morts de mésothéliome et une demande d’entraide judiciaire a été déposée par l’Italie qui exige de pouvoir consulter les documents de la société Eternit qu’elle soupçonne d’homicide par négligence. Comme on pouvait s’y attendre, cette première requête a été rejetée pour vice de forme. C’est qu’Eternit et la SUVA savent pertinemment que le nombre de plainte ira croissant au cours des années, que les demandes de dédommagement exploseront et que l’Italie n’est ni le seul pays d’immigration, ni le seul pays où Eternit a exposé des travailleurs à l’amiante alors que tous les risques étaient connus depuis 1935 ou pour les plus dubitatifs, depuis 1962 (voir chronologie).



Le Nicaragua par exemple commence à aussi compter ses morts parmi les ex-travailleurs de Nicalit, usine ouverte près de Managua par Stephan Schmidheiny sous ETERNIT AG en 1968, rachetée par le même Stephan sous AMANCO AG en 1993 et qui cherche maintenant à revendre ce site totalement contaminé de San Rafael del Sur, où les travailleurs et la population voisine de l’usine sont atteints par l’amiante. Est-ce que Monsieur Stephan, «l’apôtre du développement durable» (Bilan n°3, Mars 2002) daignera s’intéresser à la «durabilité» de ses employés? Est-ce que Monsieur Stephan, promoteur de AVINA, Action Vie et Nature (sic) daignera s’intéresser à la vie de ses 400 travailleurs de cette entreprise, sérieusement affectés dans leur santé, au sort des familles des 25 travailleurs déjà morts et à l’assainissement de la nature à San Rafael del Sud contaminé par l’amiante?



Toutes ces initiatives commencent à porter leurs fruits. En France, la Cour de cassation vient d’admettre que les ayant droits d’une personne décédée des suites d’une maladie professionnelle due à une «faute inexcusable» de l’employeur puissent obtenir réparation de leur propre préjudice moral mais aussi du préjudice moral personnel de la victime dans leur pays (S. Blanchard et M. Delberghe, «Les juges bouleversent les règles de la sécurité au travail», Le Monde 1.3.2002) . Voici un pas important vers la «réparation intégrale» des victimes en France. Mais qu’en est-il de celles vivant en Suisse où aucune plainte contre Eternit n’a encore été déposée, de celles immigrées ayant travaillé en Suisse ou pour des patrons suisses à l’étranger?



Le bras de fer a commencé: les patrons affûtent leurs arguments et les assurances constituent des fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. Les pertes du groupe helvético-suédois ABB s’expliquent en grande partie par les provisions nécessaires pour faire face aux plaintes déposées par les salariés américains victimes de l’amiante (Le Monde 21.2.2002). Un milliard: la facture semble gigantesque mais le décompte est loin d’être définitif. Par exemple, faute d’avoir été défloqué, des centaines de travailleurs occupés à déblayer sans protection respiratoire les ruines du World Trade Center à New York, ont été contaminés par les 50 tonnes d’amiante qu’il contenait encore. (Le Point, 8.11.2002).



C’est pourquoi nous terminons cet article par un appel urgent. Dans les années 70, la mobilisation de militant-e-s politiques et syndicaux appuyés par des scientifiques et journalistes engagés à réussi en quelques années à forcer Eternit à abandonner l’amiante et les autorités à établir la liste des bâtiments floqués. Cette mobilisation s’étant affaiblie, des milliers de bâtiments n’ont pas encore été assainis, des travailleurs ignorent à nouveau les risques de démolition d’ouvrages contenant de l’amiante et plus grave, les victimes de l’amiante sont abandonnées à leur sort.



Nous devons reprendre la lutte et la mondialiser en nous associant aux travailleurs Italiens, Sud-Africains, Brésiliens, Nicaraguayens… pour exiger avec eux qu’Eternit-Suisse rembourse sa dette.



François ISELIN



Celles et ceux qui désirent être informé-e-s, de cette longue campagne qui démare, peuvent nous faire part de leur intérêt en nous faisant parvenir leurs coordonées à l’adresse du journal ou par e-mail à journal@solidarites.ch



 



Vous pouvez aussi soutenir financièrement les travailleurs de NICALIT en versant sur le CCP 10-25551-5 du Comité de soutien à l’Amérique centrale – mention «Victimes de Nicalit»


Asociación de extrabajadores de Nicalit SA

Casa de Ernesto Briceño

San Rafael del Sur – Managua, Nicaragua

San Rafael del Sur, le 25 février 2002



Chers camarades et amis,



Nous anciens travailleurs de Nicalit, filiale d’Eternit Suisse au Nicaragua, nous nous sommes constitués en Association des EXtravailleurs de NICalit SA (AEXNIC) parce que nous avons été contaminés par l’amiante et nous vivons des moments critiques. La maladie frappe un grand nombre d’entre nous car nous avons dû travailler sans aucune protection. Nous réclamons de Nicalit SA – qui appartient actuellement à AMANCO et dont les propriétaires sont suisses – qu’elle nous indemnise pour la destruction de notre santé et les préjudices subis. En effet, tous ceux qui ont travaillé dans cette fabrique vont vers la mort par asbestose, fibrose pulmonaire ou autres maladies provoquées par l’amiante. Cependant les responsables de l’entreprise ne veulent pas reconnaître les causes professionnelles de nos maladies et refusent par conséquent d’entrer en matière.



C’est pourquoi, nous vous demandons de tout coeur de nous appuyer pour que nos revendications légitimes soient prises en considération. Selon les médecins de l’entreprise Nicalit, qui utilisent une tactique dilatoire, aucun de nous ne serait malade, ceci pour que nous nous épuisions et renoncions à réclamer ce qui nous est dû.



Nous aimerions garder le contact avec vous et travailler ensemble pour savoir comment nous y prendre. Nous sommes tous pauvres et avons besoin de vous pour résoudre notre problème. Suite aux contrôles de santé par des médecins de cliniques privées que nous avons consultés, il s’avère que les 450 ex-travailleurs de Nicalit de notre association seraient affectés.



Assurés de votre appui, de votre aide et de vos conseils, nous vous transmettons d’ores et déjà nos remerciements et vous saluons cordialement.



Le bureau de l’Association AEXNIC