Argentinazo: le paysage de la grande rébellion

Argentinazo: le paysage de la grande rébellion


Depuis deux mois, toute l’Argentine vit un état de rébellion populaire: les manifestations hebdomadaires de la «Plaza de Mayo», les cacerolazos (concerts de casseroles) systématiques devant les portes des banques, les réunions de quartier, les assemblées générales au «Parque Centenario» et les protestations devant les tribunaux font partie du calendrier habituel des manifestations.


Claudio KATZ*



Dans le Grand Buenos Aires, les piqueteros barrent les routes et organisent des marches très bien suivies. A Chaco, Salta, Jujuy, Neuquen et Cordoba, il y a quelques jours, ces manifestations se sont transformées en affrontements de rue avec la police et certaines villes de la pampa – comme Casilda – ont connu des soulèvements jusqu’ici impensables. Après avoir renversé deux présidents, le soulèvement populaire continue à dominer la situation politique.



La rébellion a modifié la géographie de la ville et de ses banques, maintenant couvertes de protections métalliques contre les cacerolazos. L’irritation populaire est visible lors de chaque prise parole ou lorsqu’un épargnant en colère vient exiger la restitution de ses dépôts une grenade à la main. L’activité militante s’étend, des épargnant-e-s des banques aux parents des adolescents assassinés à Floresta.



Les concerts de casseroles qui éclatent lorsqu’un ministre prend la parole et les manifestations qui débutent au milieu de la nuit pour se prolonger jusqu’à l’aube ont bouleversé la vie politique. Mais la caractéristique la plus significative de ces actions, c’est le développement de leur développement qui a donné naissance aux mouvements de piqueteros et des assemblées autour des cacerolazos.

Les piquets et les casseroles


Cette avancée organisationnelle reprend les expériences de lutte développées depuis plusieurs années par les chômeurs. Ceux-ci ont transmis à d’autres secteurs populaires les méthodes de structuration par en-bas, le débat démocratique et l’action directe. De plus, leurs barrages routiers sont de mieux en mieux acceptés et pourraient gagner la légitimité conquise jadis par les grèves. Le mouvement des piqueteros se renforce avec l’extension de la pauvreté et le chômage de masse, vu que le fait d’avoir un emploi ou un subside de 120 pesos est devenu un besoin impérieux pour un tiers de la population. Les piquets s’affirment comme des piliers de la vie sociale face à la déliquescence du système d’assistante étatique et ecclésiastique et l’abandon complet des chômeurs/euses par une partie de la bureaucratie syndicale.



Dans ce processus, le mouvement piquetero tend à dépasser ses vieilles racines purement locales et rompt sa dépendance avec le justicialisme [péronisme, ndt]. C’est la raison pour laquelle le président Duhalde tente de reconstituer ces liens clientélaires en impulsant des «plans sociaux» financés par la réduction des salaires de l’Etat. Mais le gouvernement manque des fonds nécessaires pour mettre ces plans en œuvre, alors qu’il doit faire face à la radicalisation de la protestation des chômeurs/euses. Les directions les plus connues liées à la CTA (Central de los trabajadores de Argentina) et la CCC (Corriente Clasista y Combativa) ont fondé maintenant un «Bloc piquetero national» qui regroupe les courants les plus combatifs et les plus liés à la gauche.

Les assemblées populaires

L’avancée du mouvement des piqueteros converge avec l’apparition des assemblées populaires de quartier qui se sont formées comme centres organisationnels des mobilisations et du débat pour des alternatives à la spolation des épargnant-e-s. Ces assemblées se multiplient de manière vertigineuse dans la capitale fédérale et s’étendent maintenant à sa banlieue. Dans les quartiers, tout est discuté, depuis la répartition des taches pour les scratchs1 hebdomadaires, jusqu’à la manière d’imposer le non-paiement de la dette extérieure. On découvre l’importance des manifestations de rue, la valeur de la solidarité et de l’intervention collectives. Des habitant-e-s obtiennent des rabais pour les factures d’électricité, d’autres soutiennent les chômeurs/euses, impulsent l’activité communautaire ou empêchent le fermeture ou la vente de petits commerces.



Les assemblées inter-quartiers du Parque Centenario représentent une expérience inédite de parlement populaire qui réunit des milliers d’habitant-e-s. Durant des heures, les participant/es délibérent, votent, applaudissent ou désapprouvent. Ils coordonnent des actions avec les piqueteros et appuient les travailleurs/euses en lutte. Dans ces activités, de nombreux combattants des années 70 retrouvent leur énergie et une jeunesse enthousiaste s’engage dans l’action politique.



L’organisation des piqueteros et des assemblées exprime la résistance à la dégradation sociale provoquée par quatre années de récession économique. Elle vise à forger une alternative pour lutter contre la pauvreté, la mendicité, la délinquance et la chute du niveau de vie. Ces organisations surgissent aussi pour répondre au démantèlement des fonctions sociales élémentaires de l’Etat: elles deviennent le cadre de discussions qui permettent de trouver des solutions pour les hôpitaux sans insuline, les pharmacies sans antibiotiques et le manque général de médicaments, provoqué sciemment par les laboratoires pour spéculer sur la hausse des prix. Les assemblées sont confrontées à la dégradation du système éducatif et débattent de la manière de faire fonctionner les cantines scolaires, de contrecarrer la désertion des écoles et de les transformer en centres d’appui par quartier à la lutte des enseignant-e-s. (…)

La droite hésite

L’irruption des assemblées marque le début d’une résistance de longue haleine, dont l’évolution n’est pas tributaire du résultat de chaque mobilisation ou du degré de participation à chaque réunion. Il se peut que la lutte des habitant-e-s aboutisse à la formation d’un mouvement stable comme celui des piqueteros. Mais son développement est directement lié au cours d’une crise, dont la gravité est reflétée par la discussion menée dans la presse sur la «possible disparition de l’Argentine». (…)



La droite représente le secteur le plus enragé contre la nouvelle réalité politique du pays, dont les porte-parole ne cachent pas la haine que leur inspire le soulèvement populaire. Ils sont irrités contre les assemblées «dirigées par des extrémistes», manipulées par des «vandales» et inspirées par des «passions anarchistes». La vieille élite a ressuscité l’ancien langage oligarchique pour exprimer son mal-être, parce que les idéologues de la classe dominante perçoivent qu’il y a un climat de «révolution sociale», qui rappelle «la révolution française», qui découle d’une rupture sans précédent «entre la politique et la société»2.



Les hommes du grand capital sont effrayés par l’évidente impossibilité de recourir, dans l’immédiat, à la solution traditionnelle du coup d’Etat militaire. Quelques entrepreneurs sondent déjà les sommets de l’armée, rêvant de «restaurer l’ordre» (…). Mais avec une structure militaire défaite, des gendarmes paupérisés et les vieux responsables du génocide discrédités, une aventure golpiste a plus de chance aujourd’hui de précipiter une révolution totale que d’installer une dictature.

Faire souffrir le peuple

De plus, la rébellion a renforcé la conscience démocratique et la lutte contre la brutalité policière. C’est pour cela que Mathov, Santos et six autres commissaires responsables d’assassinats durant l’état de siège, sont emprisonnés, tandis que de la Rúa en personne attend craintivement le résultat de leurs procès. Dans ces conditions, Duhalde préfère éviter les confrontations ouvertes, raison pour laquelle les provocateurs ont récemment disparu des manifestations. La classe dominante opte pour une répression plus dissimulée et para-étatique (…). Mais, si les tueurs gagnent du terrain, ils feront progresser leur objectif de perpétrer un bain de sang.



Ceux qui ont réalisé avec la plus grande netteté la dimension du soulèvement en cours sont les porte-parole de l’impérialisme, qui imposent des sacrifices à un pays «ingouvernable» à cause de la rébellion populaire. Le déluge d’insultes que les officiels du Département d’Etat destinent quotidiennement à l’Argentine n’est pas inspiré par le défaut de paiement ou par l’inconvertibilité, mais par la présence d’une révolte que le gendarme nord-américain ne peut tolérer, spécialement dans son arrière-cour. Pour cela, ils proclament que le pays est une «société désorganisée», qui «va devoir souffrir», qui «mérite d’être traitée comme une république bananière» (Wall Street Journal), jusqu’à ce que lui soit imposée «la baisse des salaires au tiers de leur valeur actuelle».



Le Département d’Etat est certainement déjà en train de concevoir des scénarios d’action plus directe pour faire face au danger d’un plus grand impact international de la protestation. L’idée que l’«Argentine n’intéresse pas le monde», parce que c’est un «pays éloigné… sans ressources essentielles… ni capacité de nuisance» sur le système mondial, est une illusion lénifiante de diplomates qui analysent les relations géopolitiques en marge des grandes secousses sociales. (…)

Où est la classe ouvrière?

Les progrès de la rébellion actuelle découlent de la convergence des chômeurs/euses et de la classe moyenne dans des mobilisations impulsées par la jeunesse sur un fond de résistance ouvrière.



Quelques camarades estiment pourtant que la classe ouvrière est absente de cette bataille et qu’elle «ne se présente pas comme classe», sans prendre en compte les grèves qui ont précédé et alimenté la lutte actuelle. En dépit du chômage, le degré de suivi de chaque appel à la grève générale atteint toujours les niveaux historiquement élevés du pays et dépasse la répercussion que ces mêmes appels rencontrent habituellement dans la plupart des Etats. En particulier, le secteur public est en situation de mobilisation permanente depuis longtemps et se trouve à l’avant-garde de nombreuses mobilisations. La permanence de l’austérité budgétaire et, en particulier, la volonté officielle de réduire le versement des traitements, tendent à renforcer ce rôle déterminant des fonctionnaires dans la lutte actuelle.



Il est certain que la classe ouvrière industrielle, socialement affaiblie par deux décennies de démantèlement de la production, ne joue pas le rôle essentiel qu’elle a assumé dans le Cordobazo3 ou la grève de 1975. Mais ce fait exprime seulement un changement dans la dynamique de la bataille sociale et non un reflux de la résistance. Il est faux de supposer que la lutte des classes doive reproduire les formes du passé sans percevoir, par exemple, comment le mouvement piquetero, organisé autour des ex-dirigeants syndicaux, s’inscrit dans la continuité des traditions de l’avant-garde ouvrière.

Classes ou multitude?

Le soulèvement actuel représente fondamentalement une rébellion sociale des classes opprimées contre l’expropriation capitaliste de l’emploi, du salaire et de l’épargne. Sa dynamique est marquée par l’intervention des travailleurs/euses, des chômeurs/euses et de la classe moyenne. Ce dernier secteur regroupe en majorité des franges paupérisées de salarié-e-s et de professionnel-le-s, aux côtés de commerçants modestes et de petits propriétaires.



La description en termes sociaux des secteurs qui participent à la révolte permet d’observer les racines de leur antagonisme vis-à-vis des classes dominantes. Cette compréhension de la dynamique de la protestation disparaît dans les analyses du conflit en termes de «multitude»4, parce que ce concept obscurcit les contours sociaux d’un soulèvement, auquel prennent part des classes et non des conglomérats amorphes et indéfinissables. La capacité de transformation sociale des chômeurs/euses qui coupent les routes, des travailleurs/euses qui paralysent une fabrique et des fonctionnaires qui occupent un établissement, découle justement d’une action de classe et non d’un vague comportement de multitude (un terme qui, dans la tradition argentine, a de surcroît des connotations péjoratives). Comprendre la dynamique classiste de la confrontation actuelle permet d’autre part d’augurer une perspective socialiste à la bataille en cours. (…)



D’autres analyses du soulèvement soulignent que les traditions de résistance nationale tendent à se reconstruire, par exemple à travers le cri de «Argentine! Argentine!», qui apparaît dans les grandes manifestations. Il est indubitable qu’il existe un profond sentiment de rejet par rapport au pillage de ressources qu’a subi le pays au terme d’une décennie de privatisations et de «relations charnelles» avec les Etats-Unis. Cette réaction est porteuse d’élans anti-impérialistes, mais dans un contexte d’épuisement du péronisme comme canal de ces aspirations (…) Ce discrédit des vestiges du nationalisme justicialiste constitue la grande différence avec les années 70 et l’époque de la défunte Jeunesse Péroniste. Les jeunes des cacerolazos ont aussi beaucoup plus d’affinités avec l’orientation internationaliste de la protestation globale de Seattle, de Gênes et de Porto Alegre, qu’avec les rassemblements patriotiques.

L’impulsion de la gauche


De forts indices montrent l’influence croissante de la gauche, bien accueillie dans les mobilisations, et dont les cadres participent librement aux assemblées sans afficher leur appartenance à la «classe politique». Un changement important a été constaté lors des premières marches marquées par l’«apartidisme» et par l’absence de drapeaux politiques, ainsi qu’au cours des mobilisations plus récentes, où aucun militant du PJ (Parti justicialiste), de l’UCR (Union civique radicale) ou de l’ARI (Alternative pour une république d’égaux) n’a osé afficher son affiliation, alors que les autres courants de gauche déployaient leur bannières. (…)



La gauche a aussi joué un rôle déterminant dans le processus qui a débouché vers la formation du Bloc National des Piqueteros. Cette influence peut aussi être notée dans les assemblées de quartiers, lors de la votation des plateformes, dans les rassemblements au Parque Centenario, mais aussi sur les banderoles des manifestations des petits épargnants. (…)



En général, les partis de gauche ont assimilé l’esprit d’assemblée qui domine les réunions massives, où l’on respecte les inscriptions pour les prises de parole et les durées d’intervention. (…) Comme l’a souligné fort justement un commentateur, la vérité est très simple: «Les assemblées ne sont pas infiltrées…, leurs mots d’ordre et analyses politiques sont simplement de gauche.»



Si la gauche progresse c’est parce qu’elle impulse l’organisation des piqueteros et les assemblées de quartiers, favorisant ainsi leur progression régulière vers la constitution d’organismes de pouvoir populaire. Sa principale différence avec les autres forces politiques réside dans son projet de stimuler l’épanouissement d’organismes indépendants des institutions officielles en vigueur. De telles instances ont été présentes lors de toutes les grandes révoltes de l’histoire bien qu’elles aient rarement acquis l’envergure d’un double pouvoir alternatif à celui de la classe dominante. Plus elles se développent aujourd’hui, plus elles s’affirmeront demain comme alternative dans le cadre d’une crise qui pourrait s’aggraver encore davantage. Il n’y a pas de recette précise pour atteindre ce but, ni d’indications sur le temps que prendra ce processus. Ce qui est sûr, c’est que les conditions favorables à l’impulsion de nouveaux organismes existent, et surtout que la volonté de la gauche de stimuler un tel développement est bel et bien présente. (…) Depuis le Parque Centenario, on n’ira pas vers le Palais d’Hiver mais, depuis les assemblées et les piquets, dans tout le pays, on pourra construire un nouveau pouvoir populaire. (…)



* Economiste, militant, professeur à l’Université de Buenos Aires. Collabore à l’Université populaire Madres de Plaza de Mayo. Notre traduction d’après Correo de Prensa de la IV Internacional, Bulletin électronique n° 271, América Latina y el Caribe, 5 mars 2002. Traduction, intertitres et coupures de la rédaction.

  1. Le terme scratch, en castillan «escrache» signifie révéler publiquement quelque chose de caché. C’est une manifestation qui suit certains rituels: par exemple, des barreaux de prisons sont posés aux fenêtres des anciens tortionnaires pour rappeler qu’ils devraient se trouver en prison.
  2. Les sources des propos cités entre guillemets ne sont généralement pas reprises dans cette traduction. Se référer à l’original espagnol sur notre site
  3. Le 29 juin 1969, les ouvriers de Cordoba, largement appuyés par la population, se lançaient dans un mouvement de protestation de grande envergure qui allait déborder largement les structures politiques et syndicales traditionnelles.
  4. Voir à ce sujet : Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, éd. Exils, 2001. Pour une approche critique : Daniel Bensaid, «Antonio Negri et Michael Hardt analysent le nouveau dispositif du capitalisme mondial», Le Monde des livres, 22 mars 2001 lemonde.fr/imprimer_article/ 0,6063,165291,00.html).

Les principales organisations de gauche


PO (Parti Ouvrier) Issu du courant trotskiste lambertiste, avec lequel il a rompu à la fin des annees 70. Avance la perspective d’une Assemblée constituante populaire. Dirige le Pôle Ouvrier dans le mouvement piquetero.



MST (Mouvement socialiste des travailleurs) Issu du MAS (trotskiste moréniste), il a rompu avec la vieille génération. Participe à une coalition avec le PC (la Gauche Unie). Pour lui, Duhalde c’est Kérensky.



PTS (Parti des travailleurs pour le socialisme) Première scission du MAS en 1988. Défend la pers-pective d’une Assemblée constituante révolutionnaire.



PCA (Parti communiste argentin) A l’origine, ultra stalinien et droitier, il se présente aujourd’hui comme révolutionnaire. A participé à la création d’ATTAC Argentine. Soutient la politique cubaine. Dans la Gauche Unie avec le MST.



MAS (Mouvement vers le socialisme) Continuité organisationnelle du mouvement trorkiste moréniste. Regroupe les animateurs du vieux MAS qui ont opéré un travail de réflexion critique sur leur histoire. Met l’accent sur l’auto-organisation du mouvement de masse. Certains de ses animateurs publient la revue «Herramienta» (les outils).

(Réd.)