Gestion du personnel à UBS. instaurer la guerre de tous contre tous

Gestion du personnel à UBS. instaurer la guerre de tous contre tous



UBS est une entreprise qui
n’hésitait pas à indiquer à ses
collaboratrices la couleur des sous-vêtements à porter en
conformité à son code vestimentaire. La modernité
financière pouvait donc se comporter comme une acariâtre
directrice de pensionnat du XIXe siècle. Aujourd’hui, UBS
fait mieux : elle remonte à l’aube de
l’humanité, quand, selon Hobbes, régnait
« la guerre de tous contre tous ».

Mais la Bahnohfstrasse zurichoise sait-elle encore qui était
Hobbes ? Elle a en tout cas oublié sa description de
l’état de guerre : « et l’homme
mène une existence solitaire, misérable, difficile,
sauvage et brève ».

    Forte de cet oubli, elle va mener une nouvelle
bataille, une « War for talent ». Autrement
dit une stratégie de recrutement censée vous permettre
d’engager les meilleurs talents sur le marché. Cela fait,
il n’y a que la moitié du chemin parcouru. Car ces
talents, encore faut-il pouvoir les conserver, les bichonner, les
stimuler : la réussite est à ce prix. En engageant
les meilleurs, vous en privez la concurrence et votre entreprise
devient nécessairement la meilleure, pour autant que votre
attelage de surdoués tire le gros du troupeau et reçoive
les récompenses qu’il attend.

Le talent, une denrée nécessairement rare

Cette haute philosophie – on donne des séminaires à
des prix astronomiques pour enseigner ce genre de choses –
souffre de la même incohérence que celle qui inspire le
salaire au mérite. Si ces systèmes sont ce qu’ils
prétendent et visent réellement à
développer les talents ou les compétences de tout un
chacun et qu’ils sont efficaces, alors leurs coûts ne
peuvent qu’enfler. Si la majorité du personnel d’UBS
devient plus talentueuse, les primes vont nécessairement
croître. Impensable. C’est là où le directeur
financier sort sa calculette et propose la solution : il faut
décréter à l’avance, en fonction des
ressources à disposition, la répartition du talent dans
l’entreprise. C’est ce qu’a fait UBS, qui, pour
créer la « culture de la prestation »
qu’elle recherche, a décidé, avant toute
évaluation, de classer ses salarié·e·s en
cinq catégories : 5 à 10 % auront des
performances jugées insuffisantes; 20 % devront
s’améliorer, 40 % auront de bonnes performances,
20 % des performances supérieures et 10 % des
performances extraordinaires. Classer, en anglais, se dit
« to rank ». Le classement
prédéfini comme le pratique l’UBS, c’est le
« forced ranking ». Dans le monde
anglo-saxon, où les salarié·e·s connaissent
mieux qu’en Europe ces méthodes (HP, IBM, Cisco, Sun
Microsystem, Ford, etc.), ils l’appellent « rank and
yank ». Autrement dit : classer et virer.
C’est dire la pression qui est ainsi mise sur les épaules
des mal notés. Une contrainte d’autant plus forte que
l’évaluation se fait de manière opaque et
discriminatoire.

Un tri sélectif et opaque

L’ancien système, classique, d’évaluation se
basait sur l’entretien personnel et l’atteinte ou non
d’objectifs définis. Le « forced
ranking » compare, lui, les performances des
salarié·e·s entre eux, à partir de
critères d’évaluation obscurs, et d’un
échantillonnage inconnu. Les évaluateurs sont anonymes.
Il s’agit donc d’une puissante machine à diviser et
écraser les salarié·é·s.

Pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter
la chouette ambiance de travail induite par un tel instrument :
chaque employé·e va voir l’autre comme un
concurrent et un ennemi, tout temps passé à
coopérer plutôt qu’à tenter de surpasser les
autres va devenir du gâchis…

    Dans le cas d’UBS, les premières
expériences montrent que ce genre d’évaluation
discrimine ce qui ne rentre pas dans le poncif du jeune guerrier
dynamique se levant tout les matins prêt à en
découdre avec le monde entier. Les
salarié·e·s âgés, ceux qui sont plus
souvent malades, les femmes en congé maternité, les temps
partiels et les nouveaux engagés sont les perdants du
« forced ranking ». Et le
désenchantement, sinon la démoralisation
s’installent dans la partie inférieure du tableau. Celle
des 20 à 35 % qui seront mal classés, ce qui, sur
les 65 000 employé·e·s du groupe en Suisse,
représente quand même pas mal de monde.

Une inégalité salariale renforcée

Le critère élitiste et inégalitaire de ce
modèle de gestion des « ressources
humaines » est clairement revendiqué par l’un
de ses promoteurs, Dick Grote, qui admet sans difficulté que la
démoralisation en fait partie, ajoutant
« qu’il faut garder à l’esprit le fait
que les gens dont nous parlons sont dans les catégories
inférieures. S’ils sont démoralisés, mais
que tous les autres sont stimulés, c’est un bon
résultat. »

    On peut compter sur le système salarial en
vigueur dans les banques, de plus en plus individualisé, pour
cimenter cette démoralisation. La part variable, due aux bonus,
est en augmentation au détriment de la part fixe. Selon
l’enquête de l’Association suisse des employés
de banque (ASEB), l’augmentation des bonus est
inégale : 47 % des
salarié·é·s ont reçu en 2009 un
bonus inférieur à 5 000 francs alors que
8 % touchaient des primes de plus de 30 000 francs. En
outre, les augmentations de la part fixe du salaire sont aussi
individualisées : 42 % n’ont sur ce point
rien obtenu en 2009 et 43 % n’ont obtenu qu’une
augmentation inférieure à 5 000 francs annuels.
Déjà marqué, l’écart salarial ne
pourra que croître sous le règne du « forced
ranking ».

Eric Peter

(trad. DS)