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N° 182 (04/02/2011). A la une: Egypte: révolution contre la misère capitaliste et les diktats de Washington
p. 11
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Monde du travail
Günter Wallraff et Florence Aubenas en immersion sociale
Il y a plus de trente ans paraissait « Tête de Turc », l’ouvrage de Günter Wallraff qui allait populariser un style de reportage particulier, où le journaliste s’immerge dans la réalité sociale dont il veut témoigner. Sous les traits d’un travailleur immigré turc, il révélait le racisme quotidien en Allemagne. Aujourd’hui, Wallraff récidive, alors qu’en Basse-Normandie, Florence Aubenas plonge dans le monde des précaires du nettoyage.
Wallraff ne fait pas les choses à moitié. Lorsqu’il se transforme en Noir dans une société allemande où les Africains sont peu nombreux, il va carrément se mêler à la foule des supporteurs enivrés du FC Energie Cottbus et prend ensuite le train, seul, au milieu des fans du Dynamo Dresde. Une caméra cachée va réaliser un documentaire - récemment diffusé sur Arte - sur cette confrontation extrêmement tendue, où le Somalien joué par Wallraff risque à chaque instant le passage à tabac. « L’Allemagne aux Allemands » est un des slogans les plus accueillants entendus.
« Le monde est sorti de ses gonds »
Devenu SDF et Blanc, c’est en plein hiver qu’il va passer des journées et des nuits glaciales à Cologne. Accepté, enfin, par un autre groupe de sans-abri sur les grilles d’aération des caves de la radio WDR, il reste tel qu’en lui-même. Alors que ses compagnons d’errance, deux Polonais et un Russe, ont visiblement cherché le soulagement dans la vodka et la bière, à la question « Toi, Allemand ? » il répond franchement « Pas vraiment, je suis internationaliste » et se fait recevoir... on ne peut plus fraternellement, ce qui lui vaudra cette confidence au milieu de la nuit du jeune Russe : « Le monde est sorti de ses gonds. J’ai tout perdu. Mon tracteur, ma femme, mes enfants. J’avais du travail ici sur un chantier - douze heures par jour, 5 euros de l’heure. Mais je n’ai pas touché mon salaire pour mes trois derniers mois. Là où je tombe, je m’endors. »Engagé dans une boulangerie industrielle, sous-traitante de la grande chaîne de maxidiscompte Lidl, là où les bras des travailleurs sont aussi souvent brûlés que les petits pains – pour cause de sécurité du travail inexistante et de cadences infernales –, il profite d’un moment de répit pour siffloter L’Internationale. Poussé par un travailleur turc, un chariot de plaques de cuisson vides passe devant lui. Le pousseur, se retourne, vérifie qu’il n’y a personne et lève le poing !
L’enfer peut aussi être psychologique. Il en fera l’expérience en trouvant un emploi dans des centres d’appels téléphoniques qui se tournent de plus en plus vers la télévente. L’ambiance de travail y est particulièrement sympathique. Parole de chef d’équipe à propos de ses collaborateurs : « On ne leur dira jamais assez qu’ils sont de la merde. C’est seulement comme ça qu’ils donnent le maximum. »
«Vous êtes plutôt le fond de la casserole, Madame »
Journaliste, Florence Aubenas s’est fait connaître par son enquête sur l’affaire d’Outreau, qui démonta la thèse officielle de ce futur scandale judiciaire. Lorsqu’elle veut se confronter au travail précaire et intérimaire, aux marges du salariat, elle se rend rapidement compte qu’il lui faudra d’abord trouver un emploi. Prétendument sans formation, ni expérience professionnelle récente, au milieu de la quarantaine, elle est plutôt « le fond de la casserole » comme lui dit, gentiment, un employé d’une agence intérimaire.Elle trouvera néanmoins quelques heures dans le nettoyage des ferries qui accostent à Ouistreham. Le temps est compté, c’est celui de la rotation du navire. Même si les équipes comptent aussi des hommes, c’est aux femmes qu’il revient toujours de nettoyer les toilettes, les « sanis ». Démonstration: « Mauricette […] se précipite dans l’espace minuscule où s’imbriquent quatre couchettes superposées et un cagibi de toilettes, comprenant lui-même un lavabo une douche et des WC. Elle se jette à terre si brusquement que je pense d’abord qu’elle a trébuché. Je veux la relever, mais sans même un coup d’œil derrière elle s’ébroue pour me repousser et, à genoux sur le carrelage, se met à tout asperger avec un pulvérisateur du sol au plafond. Puis toujours accroupie, elle chiffonne, sèche, désinfecte, astique, change le papier-toilette et les poubelles, remet des savonnettes et des gobelets en une rangés impeccable au dessus du lavabo, vérifie le rideau de la douche. Tout a duré moins de trois minutes. C’est le temps imparti. » Mal payé, ce genre de boulot exige souvent deux fois plus de temps de transport que de temps de travail. Pour vivre, il faut tenter de les multiplier. Les journées s’allongent vite et l’épuisement physique guette rapidement. Aux portes de la misère, on ne va plus soigner ses dents. Trop cher : on attend qu’elles soient toutes gâtées pour les arracher en une seule fois.
Et lorsqu’on se syndique, il faut encore lutter contre le machisme et le corporatisme méprisants des « camarades syndiqués »…
Florence Aubenas a sobrement intitulé son livre « Le Quai de Ouistreham » (Ed. de l’Olivier, 2010). Günter Wallraff, lui, annonce la couleur avec ironie : « Parmi les perdants du meilleur des mondes » (La Découverte, 2010).
Daniel Süri
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