Tunisie: Mohamed Bouazizi ne s’est pas immolé pour un bouquet de jasmin

Tunisie: Mohamed Bouazizi ne s’est pas immolé pour un bouquet de jasmin

Révolution de jasmin ?
Printemps arabe ? La machine médiatique globalisée
s’est mise en marche pour mettre en boîte et
édulcorer des mouvements révolutionnaires que
l’impérialisme et les bourgeoisies concernées
entendent étouffer au plus vite. Pour faire le point sur la
situation en Tunisie, nous nous sommes entretenus avec notre camarade
Anis Mansouri, de retour de Tunis.

Que peut-on dire du nouveau gouvernement provisoire d’unité nationale ?

Jeudi 27 janvier, un troisième gouvernement provisoire
d’« unité nationale » a
été mis en place à Tunis. Il est formé de
trois anciens ministres du RCD (parti de Ben Ali), dont Mohamed
Ghannouchi, l’ancien Premier ministre, artisan des politiques
dictées par les instances financières internationales. De
plus, le nouveau gouverneur de la Banque centrale, Kamel Nabli, est
issu des sommets de la Banque mondiale, où il était
responsable pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. A
côté de ces poids lourds et des institutions de la
dictature toujours en place (gouvernorats régionaux, forces de
répression, etc.) que pèse réellement le
« renouveau », incarné par les autres
membres du gouvernement, issus d’autres secteurs ?

Quel a été le rôle de l’Union
générale tunisienne du travail (UGTT) et comment ont
évolué ses positions au cours de ces dernières
semaines ?

En dépit de l’attitude de certains membres de son Bureau
exécutif, et surtout de son secrétaire
général, Abdessalem Jrad, qui s’est
désolidarisé des meetings organisés dans les
locaux du syndicat, et a même rencontré Ben Ali à
plusieurs reprises, les membres de l’UGTT ont joué un
rôle important pour faire le lien entre les revendications
sociales du mouvement et ses perspectives politiques. Pendant une
période, la Commission administrative de la Centrale (86
membres) a joué un rôle important dans la direction
politique du mouvement, poussant à demander le départ
immédiat de Ben Ali. Elle a même exigé que les
sommets de la bureaucratie syndicale retirent leurs trois ministres du
second gouvernement mis en place par le Premier ministre. Le jeudi 27
janvier, cette même Commission administrative a cependant
accepté de soutenir le troisième gouvernement provisoire,
tout en refusant d’y participer. Elle a aussi exigé la
mise en place de commissions de réforme et
d’investigation. Cette évolution est très
dangereuse, dans la mesure où elle répond à la
volonté des privilégié·e·s tunisiens
et des grandes puissances internationales de stopper le
développement du processus révolutionnaire.

Mais où en est le mouvement populaire ? Peux-tu
décrire ses formes d’organisation et
d’action ?

Jusqu’à l’annonce du troisième gouvernement,
le 27 janvier, il y avait des grèves générales par
région et des grèves reconductibles par secteur (de
l’enseignement aux transports). Des comités de quartier
auto-organisés avaient vu le jour très rapidement pour
s’occuper de l’auto-défense du mouvement contre les
milices du pouvoir. Ils se sont transformés par la suite en
comités d’action et de mobilisation (ravitaillement,
occupations, etc.). Il faut aussi mentionner le fameux mouvement des
« Caravanes de la liberté », qui est
parti de l’intérieur du pays (en particulier du Centre et
du Sud-Est, mais aussi du Nord-Ouest) pour camper devant les
édifices officiels du gouvernement avec une seule
exigence : faire tomber le régime Ben Ali et son
gouvernement. L’un des participants a d’ailleurs
lancé à l’une des figures de l’opposition qui
siège dans le gouvernement actuel : « Vous
nous traitez d’affamés; oui, nous le sommes…
Affamés de liberté et de dignité, alors que vous
n’êtes affamés que de pouvoir et de
sièges ». Ce sont ces femmes et ces hommes, ces
colonnes de manifestant·e·s, qui ont occupé la
place Al-Kasbah à Tunis. La première décision du
troisième gouvernement, aujourd’hui soutenu par
l’UGTT, a été de les faire évacuer
très brutalement par les forces de répression. Ils-elles
sont rentrés dans leurs villes et villages en héros et y
poursuivent le mouvement, notamment en occupant les locaux
régionaux du parti-Etat (RCD). Quarante-deux d’entre
eux/elles sont actuellement poursuivis devant les tribunaux pour avoir
résisté à la milice et à la police.

Quelles sont les forces qui soutiennent aujourd’hui ce
troisième gouvernement d’unité nationale et quelles
sont celles qui s’y opposent ?

Toute la frange libérale du mouvement démocratique
soutient ce gouvernement, de même que l’Ordre des avocats,
qui a joué un rôle rès important dès le
début du soulèvement. Leur mot d’ordre essentiel
c’est : « Ni RCD, ni
chaos ! ». De son côté le mouvement
islamiste En-Nahdha, dont le dirigeant historique Rached Gannouchi est
revenu de son exil à Londres, le 30 janvier, a appelé lui
aussi à soutenir ce gouvernement. Avec l’appui de la
majorité de la Commission admninistrative de l’UGTT, ce
consensus rassemble donc des forces considérables. Seul le Front
du 14 janvier, qui fédère essentiellement les
différentes composantes de la gauche anticapitaliste, continue
de revendiquer la liquidation effective de l’ancien régime
et l’élection d’une Assemblée constituante.
Il est composée du Parti communiste des ouvriers tunisien,
PCOT ; de la Ligue de la gauche ouvrière; du Parti du
travail patriote et démocratique; des Patriotes
démocrates ; des Indépendants de gauche ;
ainsi que des nationalistes arabes (baathistes et nassériens).

On entend constamment répéter que les femmes sont
opprimées et disqualifiées dans le monde arabe. Peux-tu
nous dire quel a été leur rôle dans le processus
révolutionnaire tunisien ?

Dès le début, les femmes ont largement porté la
mobilisation. Plusieurs d’entre elles sont tombées sous
les balles des forces de répression. De même, le mouvement
féministe a joué un rôle de premier plan,
même s’il est aujourd’hui scindé en deux,
comme le reste du mouvement, par rapport à l’attitude
à adopter face au troisième gouvernement provisoire. Le
29 janvier, les féministes ont d’ailleurs organisé
une grande manifestation pour une totale égalité
citoyenne, qui a pu se tenir malgré de nombreuses provocations
et agressions de la part de la milice, avec la complicité de la
police. Le lendemain, des féministes revendiquant une Tunisie
libre et démocratique ont été brutalement
agressées par certains militants islamistes venus accueillir
Rached Ghannouchi à l’aéroport de Tunis (une
vidéo circule largement sur facebook, qui montre ces violences
détestables). Il est ainsi très important
aujourd’hui d’affirmer notre solidarité avec le
mouvement féministe en Tunisie.

Tu parles du rapport de forces entre formations politiques et
syndicales, mais que sont devenues les revendications sociales du
mouvement populaire ?

Les composantes libérales et islamistes de l’opposition ne
soutiennent pas sérieusement les revendications sociales qui
sont à la base du mouvement: le droit au travail, le
développement régional équitable,
l’accès aux services publics et une vie digne. Pour les
mêmes raisons, elles refusent d’aller jusqu’au bout
du processus politique révolutionnaire, qui nécessiterait
la destruction des institutions de l’ancien régime, la
dissolution du parti-Etat et des forces de répression, ainsi que
l’élection d’une Assemblée constituante.
Pourtant, de larges secteurs du mouvement populaire continuent à
porter les revendications qui sont la raison même de leur
colère. Cela représente donc un grand défi pour
les forces anticapitalistes que de donner un débouché
politique et organisationnel à ces larges secteurs
paupérisés, faute de quoi, le rique est grand que le
mouvement ne s’essouffle dans les jours et les semaines à
venir.

Anis Mansouri
Propos recueillis par Jean Batou