Un féminisme dévoyé par la droite ?

Un féminisme dévoyé par la droite ?



A l’heure où
l’instrumentalisation du féminisme semble faire les beaux
jours de la droite, il est plus que jamais temps de dénoncer le
détournement de cette lutte à des fins rétrogrades
et racistes, mais aussi de rappeler les valeurs sur lesquelles elle se
fonde. Comme le note ici Jessica Valenti, le féminisme vise
à combattre le sexisme, le racisme et la discrimination de
classe, un engagement qui ne peut pas se réduire à une
solidarité définie sur la seule base du sexe.

Sarah Palin s’oppose à l’avortement et à
l’éducation sexuelle dans les écoles secondaires.
Maire de Wasilla, elle a fait payer aux victimes d’agression
sexuelle et de viol leurs propres examens médicaux. Pourtant,
elle se dit féministe. Christine O’Donnell, candidate
républicaine au Sénat pour le Delaware, a affirmé,
quant à elle, que permettre aux femmes d’intégrer
les académies militaires « affaiblissait le niveau
de préparation de notre défense » et que les
femmes devraient « se soumettre gracieusement »
à leurs maris. Et pourtant, son site internet vante son
« engagement dans les mouvements
féministes ». Les expert·e·s qui
taxaient les militantes des droits des femmes d’affreuses
pyromanes de soutiens gorges représentent aujourd’hui le
« nouveau conservatisme féministe » et
le Tea Party se targue d’être un mouvement
féministe.

Un féminisme confisqué…

Alors que la droite dénigrait, il y a peu, le féminisme,
le réduisant à la haine des hommes ou à
l’assassinat d’enfants, les femmes de droite adoptent
aujourd’hui le label
« féministe ». Cette stratégie
de changement d’image de marque permet-elle au Parti
républicain de mettre fin à  sa réputation
d’anti-féminisme ? Difficile de répondre
à cette question. Après tout, les
républicain·e·s ont longtemps soutenu
l’annulation de « Roe contre Wade »
[Arrêt de la Cour suprême de 1973 qui reconnaît
l’avortement comme un droit constitutionnel, ndt] ; tout
comme elles/ils ont voté contre les congés
maternités et se sont battus contre des législations
progressistes telles que la loi Lilly Ledbetter pour un juste salaire.
Lorsque le Parti républicain flirte avec le vote des femmes, on
ne compte pas les dégâts.

    Les féministes sont, et on le comprend
aisément, horrifié·e·s. En effet, ce
mouvement pour lequel des luttes si dures ont été
menées est confisqué par celles et ceux qui tentent
précisément de le démanteler. Cependant, cette
captation n’a pas émergé du néant;
l’instabilité et l’idéologie à bout de
souffle de la tendance majoritaire du mouvement féministe ont
rendu ce rapt bien plus aisé. L’échec des
féministes à porter la nouvelle génération
de militant·e·s et leur focalisation sur le genre comme
seule planche de salut, ont mené à une crise.

…à bout de souffle

Les conservatrices ont tenté, depuis plus d’une
décennie, de se réapproprier le féminisme.
[…] Cependant leurs messages
« pro-femmes » n’ont
véritablement attiré l’attention, au niveau
national, qu’au moment où les féministes,
elles-mêmes, leur ont déroulé le tapis rouge pour
les élections présidentielles de 2008. Durant les
primaires démocrates, les icônes féministes
insistèrent sur le fait que voter pour Hillary Clinton
était le seul vote acceptable; les partisanes féminines
de Barack Obama ont donc été ridiculisées,
taxées de traîtresses ou critiquées pour leur
naïveté. J’ai même vu des femmes travaillant
pour des organisations féministes voter Hillary par peur de
perdre leur boulot. […]

    Ainsi Melissa Harris-Lacewell, professeure
associée spécialisée dans le domaine des sciences
politiques et des études afro-américaines à
l’Université de Princeton, soutenait dans une interview
à Democracy Now ! : « Ce qui provoque
une sorte d’anxiété supplémentaire aux
féministes afro-américaines comme moi, c’est le
fait d’être constamment poussées à rejoindre
les rangs des féministes blanches, mais à condition que
nous suivions leur agenda, c’est-à-dire aussi longtemps
que notre genre, notre classe, notre identité sexuelle
n’interfèrent pas dans nos choix
politiques[…] ».

    Ces propos n’étaient pas nouveaux. Les
femmes de couleur et les jeunes féministes ont souvent
considéré que la seconde vague de féministes
blanches et laissaient de côté toute approche
intersectorielle mêlant race, classe et sexualité tout en
laissant de côté une approche plus intersectorielle qui
prennent également en compte la race, la classe et la
sexualité.  Mais ces bagarres intraféministes,
portant sur des politiques identitaires, ont été
ravivées lors de la lutte féroce pour les primaires. En
poussant à voter pour Clinton en fonction uniquement de son
genre, les féministes de l’establishment n’ont pas
seulement réveillé les anciens griefs internes, mais
elles ont aussi ouvert la porte aux conservatrices et à leur
appel à soutenir Palin pour la même raison. […].

Un ticket électoral sûr ?

Doit-on dès lors s’étonner que chaque supporter de
Palin, dans les médias dominants, s’est empressé de
dépeindre la candidate à la vice-présidence comme
une féministe ? Comme si le fait d’être une
femme suffisait. Sur cette base et sur cette base uniquement Palin en
était une ! Le Wall Street Journal la caractérisa
de « rêve féministe », alors que
le Los Angeles Times titrait « Salut au nouveau
féminisme de Sarah Palin ».

    Les partisanes féministes d’Obama
étaient critiquées., rapidement accusées, par la
droite,  d’hypocrisie. Ainsi Janice Shaw Crouse de
l’organisation « Concerned Women for
America » [coalition conservatrice, ndt] a
déclaré : « Même les
féministes – qui sont supposées promouvoir
l’égalité et un agenda visant soit disant à
défendre les « droits des femmes »
– questionnent l’habilité d’une femme à
accomplir la tache ». Certaines critiques cédaient
même au sexisme. Dennis Miller [acteur et homme de
télévision, ndt] avança que les femmes qui ne
soutenaient pas Palin étaient simplement jalouses de la vie
sexuelle de la candidate […]. Mon préféré,
cependant, c’est le propos de Kevin Burke dans le National
Review ; selon lui les femmes qui n’appelaient pas
à voter Palin souffraient d’un
« symptôme post-avortement ». Palin
elle-même s’efforça de diviser les rangs
féministe. […].

Il n’y a jamais eu de preuves plus évidentes que le
mouvement féministe devait mettre l’essentialisme de genre
à la porte sous peine de vider la lutte féministe de tout
son sens. En effet, si n’importe quelle femme peut se
définir féministe en invoquant simplement le genre, alors
la droite pourra continuer impunément à utiliser ce
féminisme aberrant pour faire avancer les valeurs conservatrices
et reculer le droit des femmes.

Un combat générationnel nécessaire

Palin et sa cohorte parviennent à s’afficher comme le
« nouveau » mouvement de femmes, parce que
nous n’avons pas soutenu les nouvelles féministes qui
étaient des nôtres. Cela ne signifie nullement que les
jeunes femmes ne sont pas à l’avant-garde du mouvement,
elles le sont certainement. Mais leur travail reste souvent dans
l’ombre à cause d’une génération de
féministes plus anciennes qui préfère croire que
les jeunes femmes sont apathiques plutôt que d’admettre que
leur mouvement se mue en quelque chose qu’elles ne peuvent ni
reconnaître, ni contrôler.

    Par exemple, dans un article d’avril de
Newsweek portant sur l’apathie supposée des jeunes face au
droit à l’avortement, la présidente de NARAL
Pro-Choice America [National organization advocating for and providing
comprehensive information on reproductive rights; organisation militant
pour le droit à l’avortement, ndt], Nancy Keenan
suggère que seules les « militantes
post-ménopause » sont sur la ligne de front de la
justice reproductive. Pourtant, selon une porte parole de NARAL les
moins de 35 ans constituent environ le 60 % des
employées. De plus, lorsqu’elles ne sont pas tout
simplement ignorées, les jeunes féministes sont
dépeintes comme mièvres et renvoyées à leur
sexualité. Ainsi l’écrivaine féministe,
Debra Dickerson, dans un article de 2009, soutient que les
féministes d’aujourd’hui sont toutes des
« streap-teaseuses, se promènent à
moitié nues, postent des photos de leurs saouleries sur Facebook
et créent des blogs sur leur vie sexuelle ».
L’insistance de cette génération de
féministes à souligner qu’il n’existe pas de
nouvelles vagues de féminisme ou, ce qui ne vaut guère
mieux, que la nouvelle génération de femmes ne serait pas
concernée par ces questions, a ouvert la porte aux
antiféministes comme O’Donnell et Palin et leur a permis
de se réapproprier du mouvement.

Une nouvelle vague contre le conservatisme

Si la nouvelle vague féministe, issue de la base (les bloggeuses
qui organisent des centaines de milliers de femmes en ligne, les
avocates qui se battent pour le droit à l’avortement, pour
l’égalité des races et pour les droits des
homosexuel·le·s), n’est pas reconnue comme la porte
parole légitime du combat des femmes, alors ce mouvement
n’aura aucun avenir.

    Les femmes votent en fonction de leurs
intérêts – pas de leur genre ou de leur âge
– mais elles demandent à être
représentées. Si seules les jeunes femmes de droite sont
considérées comme
« féministes », alors on court le
risque de perdre une bataille culturelle majeure, et par la même
occasion toutes celles qui cherchent une réponse à la
question de savoir ce qu’est réellement le
féminisme […].

    Ainsi, au lieu de nous lamenter à chaque fois
qu’une nouvelle candidate  fait la Une des médias
avec pour seul programme des politiques distinctement
antiféministes, profitons-en pour rappeler ce qu’est le
féminisme […] en poussant les jeunes féministes
– pas seulement les femmes – à se présenter
aux élections.

    Le féminisme n’implique pas seulement
d’être une femme qui occupe une position de pouvoir. Etre
féministe c’est se battre systématiquement contre
les inégalités. Le féminisme est un mouvement de
justice sociale qui considère que le sexisme, le racisme et la
discrimination de classe non seulement existent, mais qu’ils sont
de plus interconnectés, et qu’ils doivent être
constamment battus en brèche. Ce qu’il faut retenir, alors
que nous combattons la réappropriation du féminisme par
le conservatisme, c’est que la bataille sur le mouvement
(à qui appartient le mouvement) n’est pas qu’une
pure question féministe. Le féminisme de l’avenir
touchera toutes les femmes américaines. Si nous laissons vivre
le mensonge du féminisme conservateur, si les féministes
réelles ne définissent pas les revendications du
mouvement et ne construisent pas leur vision du futur, alors nous
souffrirons toutes.


Jessica Valenti*

*Editrice en chef de « Feministing » (blog de
jeunes féministes ; http://community.feministing.com) .
Traduction pour solidaritéS, Isabelle Lucas. Coupes, titre et
intertitres de notre rédaction. La version complète de
cet article est parue en anglais : « How We Can
Fight the Right-Wing’s Absurd Hijacking of
Feminism », « The Nation », 4
octobre 2010. http://www.alternet.org/story/148387/