Les discours catastrophistes diluent les enjeux

Les discours catastrophistes diluent les enjeux



Daniel Tanuro, ingénieur
agronome et fondateur de l’association belge
« Climat et justice sociale », a
récemment fait paraître « L’impossible
capitalisme vert » aux éditions
La Découverte. A cette occasion, il a accordé
un long entretien au blogue
« L’Ecologithèque »
(www.ecologitheque.com) dont nous extrayons le passage ci-dessous.

Avec L’impossible capitalisme vert, vous ne semblez pas
craindre d’être taxé de catastrophiste par ceux qui
n’ont pas encore compris que nous sommes entrés dans
l’ère de l’anthropocène et que l’homme
est le principal responsable, notamment depuis l’ère
industrielle, de l’emballement climatique. Le capitalisme vert,
tout comme « le développement
durable » et le greenwashing, ne participent-ils pas
d’une volonté de nier cette responsabilité et de
continuer « comme avant » ? La sortie
du capitalisme productiviste ne passe-t-elle pas d’abord par une
modification de nos comportements de consommateurs et de
producteurs ?

Daniel Tanuro : Je ne
suis pas un catastrophiste. Dans mon livre, je me suis basé
quasi-exclusivement sur les rapports du GIEC qui, pour ce qui est du
diagnostic sur le réchauffement et sur ses impacts possibles,
m’apparaissent, quoi qu’on en dise, comme une excellente
synthèse de « bonne science », soumise
à la peer review. C’est vrai que le GIEC retarde un peu
par rapport aux dernières découvertes, mais cela ne
change pas grand-chose aux conclusions. En fait, je redoute les
discours de panique et de surenchère. Trop souvent, ils tendent
à occulter les vraies menaces et les vraies
responsabilités. Le basculement climatique se prête bien
aux eschatologies, et il ne manque pas de gourous pour clamer que
« la planète est en danger », que
« la vie est en danger » que
« l’humanité est en danger »,
que le « plafond photosynthétique » va
nous tomber sur la tête, ou que sais-je encore. Tout cela est
excessif. La planète ne craint rien, et la vie sur Terre est un
phénomène à ce point coriace que
l’humanité, quand bien même elle le voudrait, ne
pourrait probablement pas en venir à bout, même à
coup de bombes atomiques… Quant à notre espèce, le
changement climatique, en soi, ne la met pas en péril. Le danger
qu’il fait planer est plus circonscrit : trois milliards
d’êtres humains environ risquent une dégradation
substantielle de leurs conditions de vie, et quelques centaines de
millions d’entre eux – les plus pauvres – sont
menacés dans leur existence même. Les décideurs le
savent et ne font rien – ou presque rien – parce que cela
coûterait trop cher, et handicaperait par conséquent la
bonne marche des affaires. Voilà la réalité toute
nue. Trop souvent, les discours catastrophistes ont pour effet
d’en voiler la barbarie potentielle, et de diluer les enjeux dans
un vague sentiment global de culpabilité :
« ne perdons pas de temps à pinailler sur les
responsabilités », « nous sommes tous
coupables », « nous devons tous accepter de
faire des efforts », etc.  Pendant ce
temps-là, les lobbies énergétiques continuent
tranquillement à brûler du charbon et du pétrole
à tire-larigot…    

    Ceci m’amène à la
deuxième partie de votre question, concernant le changement de
nos comportements de producteurs et de consommateurs. A la suite de ce
que j’ai dit plus tôt, il convient de souligner que les
salariés sont incapables de changer leurs comportements de
producteurs. Qui produit, comment, pourquoi, pour qui, en quelles
quantités, avec quels impacts écologiques et
sociaux ? Au quotidien, seuls les patrons ont le pouvoir de
répondre à ces questions et, en dernière instance,
ils y répondent en fonction de leurs profits. Les
salariés ne peuvent que tenter d’exercer un droit de
regard sur la gestion patronale, dans le but de la contester et de
prendre conscience de leur capacité de faire mieux, selon
d’autres critères que le profit. C’est la dynamique
du contrôle ouvrier, et les écosocialistes devraient se
pencher sur la manière dont cette vieille revendication peut
être revisitée pour englober les préoccupations
environnementales.

    Pour ce qui est de la consommation, je crois
nécessaire de faire la distinction entre les changements
individuels et les changements collectifs. A tout prendre, il vaut
certes mieux que celui qui voyage en avion compense ses
émissions de CO2 d’une manière ou d’une
autre, mais cette compensation lui permettra surtout de s’acheter
une bonne conscience à bon marché tout en le
détournant du combat politique en faveur des changements
structurels indispensables. Promouvoir ce genre de comportements,
c’est faire le jeu du greenwashing, et celui-ci vise
effectivement à « continuer comme
avant ». Autre chose sont les changements collectifs qui
concourent à valider une autre logique possible, favorisent
l’invention de pratiques alternatives et contribuent à la
prise de conscience que des changements structurels sont
nécessaires, qui passent par une mobilisation sociale. Ces
changements-là, tels que les groupements d’achat de
produits bio auprès des agriculteurs, ou les potagers urbains
collectifs, sont à encourager.

greenwashing procédé
marketing utilisé par une entreprise ou un gouvernement visant
à se donner une image écologique responsable dans
l’opinion publique en consacrant généralement
davantage de fonds à la publicité dans ce sens
qu’à de réelles actions en faveur de
l’environnement. On préférera en français le
terme de blanchiment écologique ou d’écoblanchiment.


peer review
évaluation par les pairs. Activité collective de
chercheurs qui jaugent de façon critique les travaux
d’autres chercheurs (les pairs). Dans les revues scientifiques,
cette évaluation est faite par le comité de lecture.