Une soirée avec Christophe Blocher et Moritz Leuenberger


Une soirée avec Christophe Blocher et Moritz Leuenberger

Chaque année, Blocher harrangue ses troupes réunies au château zurichois de l’Albisgütli. Ce 19 janvier, un observateur genevois s‘est glissé parmi les fidèles. Ecoutons-le.


Michel Folain


Les minutes passent. Sur l’invita-tion est indiqué «ouverture officielle des portes à 17H30». Nous tournons en rond dans Zurich, à la recherche d’un panneau indiquant Albisgüetli. Nous arrêtons un passant. Poliment, je questionne le vieil homme sur l’Albisgüetli. Le mot magique est prononcé: Albisgüetli. Le regard illuminé, l’homme, enthousiaste s’empresse de nous indiquer le chemin, non sans avoir regardé nos plaques. Un peu plus et nous l’emmenions. Un quart d’heure plus tard, je pose enfin le pied devant LE CHATEAU, la Schützenhaus Albisgüetli. Je suis sur les terres de l’UDC zurichoise, à l’avant-garde des succès de l’UDC nationale.


Les secrets de l’Albisgütli


L’Albisgüetli n’est pas une manifestation politique comme les autres. Chaque année, depuis 13 ans, 1344 personnes se réunissent à Zurich pour un mélange politique et culinaire détonnant, un rendez-vous atypique dans le paysage politique suisse. Le succès est là: puisque chaque année l’UDC zurichoise refuse du monde et la qualité de la cuisine n’explique pas tout. Les dirigeants zurichois ont su mettre sur pied une rencontre politique entre membres et sympathisants du parti qui fait événement, une soirée qui se déroule, selon les propres termes de Christophe Blocher, «en famille».


Se sentir en famille, voilà un des objectifs de l’UDC zurichoise. La réussite du parti de Christophe Blocher, depuis une dizaine d’années, s’explique en partie par ce souci de proximité, au travers d’un minutieux travail de terrain à la base, en direction de son électorat. Les campagnes publicitaires, les débats télévisés, les journaux (Schweizerzeit, Zürcher Bote, Züri Woche et PRO notamment), les tracts, les multiples assemblées et innombrables contacts informels (déjeuners organisés pour les retraités) ont progressivement créé un réseau structuré de relais et de contacts au sein de la «réalité sociale» zurichoise. L’Albisgüetli est un maillon fort de cette stratégie.


Une soirée mondaine


Mais l’Albisgüetli ne ressemble à aucune autre assemblée de l’UDC zurichoise. Il est loin le temps où l’UDC des origines naît de la fusion entre le PAI (Parti suisse des paysans, artisans et indépendants) et les Démocrates des cantons de Glaris et des Grisons, en septembre 1971. Une partie de l’électorat actuel de l’UDC zurichoise est à mille lieux des préoccupations paysannes qui ont donné naissance au PAI, en 1917, dans les cantons de Zurich et de Berne. Je croise du regard les participants à l’Albisgüetli et j’ai l’impression de prendre part à une soirée mondaine, où les röstis ne sont plus au menu que par tradition.
Et si l’Albisgüetli n’était finalement que la soirée politique annuelle des milieux aisés zurichois? Tout le paradoxe de ce parti est sous mes yeux: réunir dans un même «cocktail idéologique» un électorat relativement hétérogène qui recoupe les jeunes, les paysans, les couches moyennes des villes et les citadins aisés, les «nouveaux riches».
Le néolibéralisme paie


Le tournant néolibéral pris au milieu des années 80 donne des résultats. En effet, cette nouvelle trajectoire permet à l’UDC zurichoise de marcher sur les plates bandes de petits partis de droite comme l’Alliance des indépendants (AdI), de la droite extrême (le Parti de la liberté, anciennement Parti des automobilistes, ou les Démocrates Suisses) et d’égratigner l’électorat de la droite bourgeoise, Parti Radical-Démocra-tique (PRD) en tête. Les dirigeants du PRD s’en mordent encore les doigts (voir tableaux ci dessous).
Visite des lieux


Le service d’ordre et les caméras se veulent discrets. Un peu perdu, je regarde mon invitation sur laquelle est écrit «Taverne». A l’entrée, je me retrouve encerclé par un groupe de personnes et entraîné vers la salle des fêtes, là où tout se joue paraît-il. Manque de chance, je me retrouve nez à nez avec Simon Schenk, ancien sélectionneur de l’équipe suisse de hockey en plein débat avec deux conseillers nationaux zurichois UDC, Ulrich Schlüer, rédacteur en chef du Schweizerzeit et Walter Frey, président de la fraction UDC au parlement et importateur de voitures à ses heures perdues. Un petit sourire et je tourne les talons. Je me fais la promesse de ne plus suivre le mouvement.
Le chemin de la Taverne passe par la grande salle des fêtes. Le plafond est en bois et les murs sont ornés de grands boucliers représentants les vingt-six cantons suisses. Rustique. Sur scène, un orchestre costumé joue de la musique suisse traditionnelle. Je me promène entre les multiples tables. Les gens me saluent poliment. L’ambiance est conviviale, amicale. Etranger, je me sens intégré de force. Un principe tacite semble relier toutes ces personnes: aucun participant à l’Albisgüetli n’est ici par hasard; si tu es présent, c’est que tu est des nôtres. A implique B qui implique C. Simple et dangereusement efficace.


La place qui m’est attribuée se trouve dans la Taverne, une salle annexe. La pièce est atypique, ornée de trophées. Devant moi un grand écran et sur les tables des traducteurs. Rien n’est laissé au hasard. A ma table, cinq hommes discutent. Pour ces messieurs, je suis en quelque sorte la seconde attraction de la soirée. Un romand à l’Albisgüetli, voilà une chose surprenante. Pas tant que cela, vu les véritables motifs de ma présence.


Blocher parle


Christophe Blocher souhaite la bienvenue tout d’abord au nouveau président de la Confédération, ensuite aux personnalités politiques cantonales et communales et finalement à tous les participants à l’Albisgüetli. La soirée est soigneusement préparée. Blocher en entrée, des röstis comme plat de résistance et du Moritz Leuenberger au dessert.
Treize ans que Christophe Blocher prononce un discours, écrit comme de coutume par l’homme qui cumule les mandats au sein de l’UDC zurichoise, l»historien» et non moins idéologue, le Conseiller national Christophe Mörgeli . Une prise de parole médiatisée qui permet au président de l’UDC zurichoise de prendre position sur les thèmes politiques du moment. Ce soir au menu : «si tu cherches la guerre, elle vient vers toi» et «les frontières se renforcent lorsqu’on leur porte atteinte. Elles peuvent devenir des ponts, lorsqu’on les reconnaît».
Le discours est construit autour de deux votations populaires : l’initiative «Oui à l’Europe» du 4 mars prochain et le projet de révision partielle de la loi militaire, le 10 juin, qui prévoit l’envoi de soldats suisses à l’étranger. Blocher gesticule. Face à une UE bureaucratique et anti-démocratique qui prend des sanctions arbitraires à l’encontre de l’Autriche, il demande à chaque citoyen suisse «d’engager le combat». Le pouvoir dans les mains de chaque citoyen, une des bases du «Sonderfall» helvétique. Et la démocratie directe comme «rempart au désir des autorités suisses, politiques et militaires de voir la Suisse entrer dans l’UE et l’OTAN». Une opposition entre eux et nous, un appel direct au peuple. Le populisme est bien vivant.
Blocher insiste dans la foulée sur les autres piliers de la Suisse : la souveraineté populaire, la neutralité armée, le fédéralisme, la séparation des pouvoirs et l’autonomie communale. Ce «Sonderfall», ouvert économiquement sur le monde, ne peut adhérer à l’UE sous peine de perdre son indépendance, sa souveraineté et sa liberté. Approbations dans la salle. Pour lui, ces deux enjeux sont cruciaux : il «en va de la préservation de notre neutralité et de notre indépendance». Le ton est vif. Blocher lance un virulent appel à l’engagement de chacun dans la bataille, car pour lui la votation du 4 mars prochain ne sera pas une «promenade».


Et volent les attaques. Le non du Conseil fédéral est «un rejet tactique», car son objectif reste l’adhésion à l’UE, «cette grande puissance bureaucratique, socialiste et non démocratique». Blocher ironise sur les partis bourgeois qui, «dans leur programmes sont théoriquement pour, mais pas dans la pratique, pas dans l’immédiat en tout cas, mais peut-être plus tard, certainement pas aujourd’hui, mais demain, un demain qui peut-être commencera après-demain». Rire dans la salle. Le message qui aura traversé tout le discours est simple : s’il ne doit en rester qu’un ce sera l’UDC. Inquiétant. Blocher en a terminé. A ma table on salue comme il se doit, par des applaudissements nourris, la prestation de Christophe Blocher.
«Moritz Leuenberger n’est pas vraiment socialiste…»


Le débat est lancé. Les socialistes en prennent pour leur grade. Pourtant, Moritz Leuenberger va prendre la parole. Son discours social-libéral est très applaudi. Sur la Loi sur le Marché de l’Electricité (LME), il s’oppose à Blocher en soutenant la dérégulation sans état d’âme, puisque selon ses propres termes «rien n’est figé par Dieu». La remarque fait mouche, lorsqu’on sait que l’UDC fait de l’équilibrisme entre le culte de la tradition et le soutien aux thérapies de choc néolibérales les plus brutales. Je me sens un peu perdu.


Fort heureusement, une brève conversation s’engage avec mon vis-à-vis, un banquier bernois, ancien membre du PRD, âgé d’une cinquantaine d’année: «La présence de Moritz Leuenberger à l’Albisgüetli ? Aucun problème, ce n’est pas vraiment un socialiste». Une nuance, mais de taille.
Le dessert terminé, sans payer mon thé froid et sans attendre les résultats de la tombola, je quitte sur la pointe des pieds l’Albisgüetli.