Deux siècles de luttes: rendez-nous notre temps!

Deux siècles de luttes

Rendez-nous notre temps!

La «bataille du temps» est sans doute celle qui a vu la petite minorité des croisés du profit privé marquer le plus de points au cours de ces vingt à trente dernières années. En réalité, nous avons assisté au renversement d´une tendance historique.



Pendant une centaine d´années, grosso modo entre 1870 et 1970, les salarié-e-s avaient réussi à gagner une certaine maîtrise sur les temps de leur vie: interdiction de l´embauche des enfants, école primaire obligatoire, fixation légale de la durée, mais aussi des horaires de travail journaliers et hebdomadaires, des congés payés (jours fériés, vacances) ou assurés (maladie, accident, maternité), de l´âge de la retraite, protection relative contre les licenciements… Ces conquêtes avaient été inscrites dans un système légal et institutionnel complexe, relatif au travail, à la formation et aux assurances sociales, qui fait aujourd´hui l´objet d´attaques incessantes de la part des milieux patronaux.

Journée de 24 heures ou presque…

[Pour le capital], la journée de travail comprend
vingt-quatre heures pleines, déduction faite des
quelques heures de repos sans lesquelles la force de
travail refuse absolument de reprendre son service.
Il est évident par soi-même que le travailleur n´est
rien d´autre sa vie durant que force de travail, et
qu´en conséquence tout son temps disponible est
de droit et naturellement temps de travail appartenant
au capital et à la capitalisation. Du temps pour
l´éducation, pour le développement intellectuel, pour
l´accomplissement de fonctions sociales, pour les
relations avec parents et amis, pour le libre jeu des
forces du corps et de l´esprit, même pour la célébration
du dimanche, et cela dans les pays des
sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie! Mais
dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa
gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non
seulement les limites morales, mais encore la limite
physiologique extrême de la journée de travail. Il
usurpe le temps qu´exigent la croissance, le développement
et l´entretien du corps en bonne santé. Il
vole le temps qui devrait être employé à respirer l´air
libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le
temps des repas et l´incorpore, toutes les fois qu´il
le peut, au procès même de production, de sorte
que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument,
se voit fournir sa nourriture comme on fournit
du charbon à la chaudière, de l´huile et du suif à
la machine. (…)

Karl MARX, Le Capital, livre 1, section 3, chap. 10,
§ 5, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 200.

Le temps enchaîné

Rappelons que ce siècle de la montée des régulations, de 1870 à 1970, avait succédé à un siècle de dérégulation sans rivage, de 1770 à 1870, comme conséquence directe de la révolution industrielle, c´est-à-dire de la généralisation de la production marchande fondée sur l´exploitation du travail salarié (en Grande-Bretagne d´abord, puis dans le reste des pays industrialisés). L´histoire sociale critique a mis en évidence ce phénomène depuis longtemps1. Récemment cependant, H.-J. Voth a réussi, pour l´Angleterre, à évaluer l´augmentation du temps de travail à 23% (entre 14% à 32%) pour les années 1750-60 à 1820-302. Pour illuster ce propos à partir de données actuelles, cela reviendrait à passer d´une semaine de 40h. à une semaine de 46h à 53h…



A ce sombre tableau, il faut bien sûr ajouter les conséquences sociales d´une précarité croissante, liée au salariat, ainsi que le prix particulièrement lourd payé par les femmes et les enfants. Ce sont ces réalités-là du capitalisme qui ont inspiré la naissance et le développement du mouvement ouvrier politique et syndical, dès la seconde moitié du XIXe siècle.

Back to the future?


En ce qui concerne la durée du travail, la principale conquête des salarié-e-s est intervenue entre 1870 et 1920. En 1870, la journée de 11-12 heures était encore la norme dans l´industrie, contre 9-10 heures à la veille de la Première guerre mondiale et 8 heures dans les années 19203. La durée des vacances payées a augmenté beaucoup plus après la Seconde guerre mondiale, mais elle n´a pas eu la même incidence sur la qualité de vie des salarié-e-s4. En même temps, la période 1870-1920 a été marquée par une série de victoires, certes encore modestes, en matière de sécurité de l´emploi, de droit à la formation, de protection sociale, etc.



Tout au contraire, les décennies 1980 et 1990 se signalent par une promotion systématique du travail précaire (contrats de durée limitée, travail sur appel, travail au noir, emplois clandestins) et par une contre-réforme visant à démanteler «l´Etat-providence», évolutions décrites par Robert Castel comme un retour aux origines historiques du salariat5./P>


Jean BATOU

  1. Après Marx et Engels, le fameux historien britannique Edward P. Thompson avait décrit de façon saisissante une telle évolution dans La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1988 (1e édition anglaise, 1963).
  2. L´auteur a examiné l´emploi du temps détaillé de 2800 femmes et hommes, prévenus et témoins devant les tribunaux, pour les années 1750-60, 1800 et 1820-30 (Hans-Joachim Voth, Time and Work in England 1750-1830, Oxford, Oxford University Press, 2001).
  3. Michael Huberman et Wayne Lewchuk, Globalization and Worker Welfare in Late Ninteenth Century Europe, Centre Interuniversitaire de Recherche en Analyse des Organisations, Série scientifique 99s-01, Montréal, janvier 1999.
  4. John D. Owen, «Work-time reduction in the U.S and western Europe», Monthly Labor Review, déc. 1988, pp. 41-45.
  5. Castel, Robert, Les métamorphoses de la question sociale: une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.