Une crise de 1929 au ralenti ?

Une crise de 1929 au ralenti ?



Jusqu’en avril dernier, la
plupart des pronostiqueurs annonçaient une reprise
économique solide à l’échelle mondiale,
après un an de hausse régulière des cours des
actions et des matières premières. Au vu des
évolutions plus récentes, la crise paraît cependant
s’installer dans la durée. Peu importe à vrai dire
que les principales économies du monde connaissent ou non un
nouveau creux (double dip) ou une nouvelle récession dans les
mois à venir, la prochaine décennie pourrait être
marquée par une croissance très lente et une explosion
des inégalités, dont les Etats-Unis montrent clairement
le chemin.

Les historiens économistes Barry Eichengreen et Michael
O’Rourke l’ont montré : la profonde
dépression mondiale, déclenchée par la crise des
subprimes aux Etats-Unis en 2007, a conduit dès 2008 à
une chute de la production industrielle, du commerce et des valeurs
boursières comparable à celle de la crise de 1929.
Pourtant, à compter du printemps 2009, cette descente aux enfers
a été stoppée par des politiques de relance
massives à l’échelle des principales puissances
économiques du globe (plusieurs milliers de milliards de dollars
de crédits publics et d’allègements fiscaux) (cf.
mes articles dans SolidaritéS n° 146 et 169 –
www.solidarites.ch).

Reprise artificielle

En dépit de cet effort public colossal, la reprise a
commencé à marquer des signes de faiblesse dès le
printemps 2010. En effet, aux Etats-Unis, alors que le formidable
paquet de stimuli fiscaux (d’un montant de 1000 milliards de
dollars) touchait à sa fin, trois moteurs essentiels de la
relance manquaient toujours à l’appel : la
consommation privée, la demande immobilière et les
exportations. Ainsi, l’embellie de 2009 aurait été
portée essentiellement par l’endettement public et la
reconstitution des stocks.

    Le cycle des stocks a une grande importance dans la
dynamique des récessions. Lorsque la conjoncture marque les
premiers signes d’essouflement, ceux-ci ont tendance à
gonfler. Lorsque la récession est déclarée, la
crise est alors aggravée par le déstockage indispensable.
A l’inverse, lorsque l’activité reprend, la relance
est soutenue par la nécessaire reconstitution des stocks. De
juillet 2009 à juin 2010, le PIB des Etats-Unis a ainsi cru de
3 %, dont 58 % seraient redevables à la
reconstitution des stocks (Gary Schilling, sept. 2010). Cela ne peut
évidemment pas durer.

Grève des consommateurs

Les reprises économiques de l’après-Deuxième
guerre mondiale ont été marquées dans la
règle par une relance rapide de l’embauche, sauf
après les récessions de 1990-1991 et 2001, de faible
amplitude et avec un impact limité sur l’emploi. Cette
fois-ci, la récession la plus violente depuis les années
trente a provoqué la destruction de 7,7 millions de postes de
travail non agricoles aux Etats-Unis, jusqu’en juillet
2010 : 86 % de ses pertes l’ont été
dans les secteurs industriel (2 millions d’emplois), du
bâtiment, du commerce, de la finance, des loisirs et de
l’hôtellerie.

    Or, après plus de 33 mois de
« dégraissage » massif, aucune reprise
de l’embauche n’est en vue dans ces secteurs ! Au
contraire, la fin de la reconstitution des stocks et la recherche de
nouveaux gains de productivité (labor saving), la crise durable
du bâtiment, le tassement de la consommation intérieure et
les difficultés à l’exportation, annoncent de
nouvelles compressions d’effectifs.

    Une récente enquête a par ailleurs
montré que plus de la moitié des adultes avait
déjà été affectée par des
licenciements, des baisses de salaires et de prestations sociales
(contributions patronales aux plans de retraite), des congés
temporaires ou des périodes de chômage partiel. Ainsi, le
rétablissement des profits des entreprises a été
payé par une nouvelle baisse des revenus du travail, qui ne peut
déboucher que sur une contraction de la demande.

Limite des politiques publiques

Les revenus distribués par l’économie privée
ont diminué de 247 milliards de dollars depuis décembre
2007. Pourtant, les revenus personnels disponibles ont cru en raison
des baisses d’impôts et des transferts gouvernementaux (924
milliards de dollars, sans compter l’embauche dans le secteur
public). Mais ce niveau d’intervention ne peut pas être
maintenu sans précipiter une crise des finances de
l’Etat : le 22 septembre dernier,
« l’horloge de la dette » du
Trésor US affichait 13 460 milliards de dollars, soit
90,8 % du PIB (cf. treasurydirect.gov) !

    Ceci dit, après avoir réglé
leurs dépenses les plus urgentes, les consommateurs ont
économisé 64% de ces revenus supplémentaires
(transferts publics), pour réduire leur endettement (sur les
cartes de crédit, les maisons, etc.) et reconstituer leur
épargne retraite. En réalité, le climat de peur du
lendemain a conduit la grande masse des travailleurs à augmenter
leur taux d’épargne, dans un contexte où les petits
propriétaires ne possèdent plus que 18 % de la
valeur de « leur » maison (contre 42 %
en 2005), le reste étant détenu par les créanciers
hypothécaires (estimation sur la totalité des
propriétés hypothéquées).

    De même, l’emploi public ne peut pas
jouer un rôle d’entraînement significatif. Washington
a créé 262 000 postes de travail depuis
décembre 2007, tandis que les états et les
municipalités en perdaient 134 000, soit un gain net de
128 000 postes : cela ne pèse pas lourd face au
7,7 millions de postes supprimés par l’économie
privée. Par ailleurs, la crise fiscale de l’Etat
fédéral et des autres collectivités publiques
annonce une offensive en règle contre les fonctionnaires, dont
les coûts salariaux (traitements et avantages sociaux) sont
supérieurs de 44% à ceux du privé (Bureau of Labor
Statistics, mars 2010).

Stagnation et nouvelle explosion des inégalités

Dès la fin des années 1970, la croissance US – et
par ricochet mondiale – avait été tirée par
la hausse des gains financiers et l’endettement
généralisé, conduisant à la bulle internet
de la fin des années 1990, puis à la bulle
immobilière. Aujourd’hui, ces deux secteurs ont
transféré leurs dettes aux Etats et aux banques centrales
et sont entrés dans un processus de restructuration en
profondeur qui pourrait durer une décennie. La relance par la
demande extérieure paraît aussi bouchée en raison
de la crise des finances publiques européennes qui menace de
plonger une partie du vieux continent dans une récession
prolongée, tandis que les économies exportatrices les
plus dynamiques (Allemagne, Chine) sont engagées dans une
compétition toujours plus dure.

    Aux Etats-Unis, les experts et la presse
économique débattent pour savoir si la récession
amorcée en décembre 2007 (selon le National Bureau of
Economic Research) a réellement pris fin en juillet 2009,
dessinant une courbe en « V », ou si
l’embellie de 2009 va être suivie d’un nouveau recul,
selon une courbe en « W » (double dip, ou
double creux). A vrai dire, le véritable enjeu est ailleurs. Que
la récession de 2008 débouche sur un second creux
après une phase de rebond artificiel, ou qu’elle soit
suivie d’une longue période de stagnation, sans
véritable reprise, cela revient fondamentalement au même.

Une confrontation décisive

Dans les deux cas, la récession de 2007-2008 devrait marquer la
fin d’un régime de croissance tiré essentiellement
par le crédit, et déboucher sur un « plan
d’ajustement structurel » des économies US,
européenne et japonaise, dont l’essentiel serait
payé par le monde du travail. L’intervention massive des
Etats vise seulement à éviter une dépression
brutale. Pourtant, loin de déboucher sur une relance durable,
elle ne peut que répartir l’effort de reconversion sur une
plus longue durée pour tenter de la rendre socialement et
politiquement « acceptable ».

    L’ampleur de la crise actuelle n’est pas
fondamentalement différente de celle des années trente.
Nous sommes entrés dans une Grande dépression, dont le
film est seulement projeté au ralenti. Les pouvoirs publics
tentent de fournir les anxiolytiques nécessaires en
s’efforçant de découpler habilement les chocs dans
(pour l’Union Européenne : Grèce, Espagne,
Irlande, Portugal d’abord) et de répartir les sacrifices
dans le temps !

    D’ici dix ans, le monde ne devrait pas plus
ressembler à celui des années 1980-2006, que celui de
1933 à celui des Années folles. L’offensive des
milieux dominants ne s’arrêtera pas
d’elle-même : son échec dépend certes
de la force et de la coordination des luttes sociales à venir,
mais aussi de leurs perspectives politiques. Une raison de plus pour
que la gauche de gauche (pour reprendre le terme de Bourdieu)
dénonce les politiques du « moindre
mal » qui ne peuvent que contribuer à
l’aveuglement général, travaille à la plus
large unité dans la lutte et défende clairement un
programme de mesures rompant avec le capitalisme. 

Jean Batou