Culture nouvelle en Afrique du Sud: accélération de beats et mouton noir

Culture nouvelle en Afrique du Sud: accélération de beats et mouton noir



Le mondial de football a eu le
mérite de mettre au centre de l’attention internationale
un pays trop souvent ignoré malgré son importance pour le
continent africain et le monde. Les milieux culturels sud-africains ont
eux aussi bénéficié d’un coup de projecteur.
On a ainsi pu découvrir le genre musical Shangaan Electro et
l’artiste Athi Patra Ruga, tous deux déroutants,
inattendus et passionnants.

Depuis quelques mois, réapparaissent de plus en plus souvent,
dans les blogs musicaux pointus ou les sites incontournables de la
musique indé (Pitchfork), un CD vert où ricanent quatre
personnages étranges et masqués, et surtout
différents clips sur Youtube, montrant des danseurs en furie au
milieu des townships de Soweto. Internet permet une circulation des
biens culturels à une vitesse incroyable et via des
itinéraires insoupçonnés. C’est ainsi
qu’un accès à cette musique populaire en Afrique du
Sud est possible et qu’on en connaît immédiatement
le nom : le Shangaan Electro. Il s’agit en fait
d’une version moderne du Shangaan, musique traditionnelle
polyrythmique originaire des populations Tsonga en Afrique du Sud et au
Mozambique. Sa transformation électro implique un son plus
répétitif, l’usage permanent de synthé, la
disparition de la guitare et surtout une accélération
manifeste des BPM à 180. Le Shangaan Electro est né dans
le quartier de Limpopo autour du producteur Nozinja. Cette musique est
très populaire en Afrique du Sud que ce soit dans les campagnes
ou dans les banlieues comme Soweto, notamment pour les danses qui
accompagnent tout concert de Shangaan Electro. L’équation
est simple : cette musique est conçue pour que les gens
dansent dessus, les gens ne dansent que si le rythme est rapide, donc
le Shangaan Electro est une musique ultra-rapide, qui ne ralentit pas
de tout l’album Shangaan Electro: New Wave Dance Music From South
Africa, paru sous le label londonien Honest Jon’s.

    A l’écoute de cette compilation
regroupant des chansons de 6 groupes différents, on ne peut
qu’être déconcerté par cette musique tant
elle ressemble à rien et plein de choses à la fois. Le
son est à la fois traditionnel, notamment dans les chœurs
féminins ou masculins, et ultra moderne dans sa rapidité
hystérique même si les synthés sont d’un
cheap qui rappelle plutôt la modernité bizarre d’un
film de science fiction des années 80. Si le Shangaan Electro
paraît aussi original, c’est entre autre parce que
contrairement à beaucoup d’autre styles, il
n’emprunte aucun son ni au hip hop ni à l’afro pop
mais se base sur le Shangaan traditionnel. Si la formation du nom de
BBC se concentre presque uniquement sur l’aspect rythmique en
délivrant deux chansons quasiment instrumentales, d’autres
groupes donnent une place forte au chant comme Mancingelani ou
Tiyiselani Vomaseve, dont les titres sont d’autant plus
troublants qu’ils mélangent chants en chœur
relativement lents et électro sous speed. Une autre composante
du genre reste la forte répétitivité, ce sont
parfois deux phrases qui sont répétées tout au
long de la chanson comme dans les deux
« tubes » de la compilation :
« N’Wagezani My Love » de Zinja
Hlungwani et « Nwampfundla » des Tshetsha
Boys. Ce qui importe dans le Shangaan Electro, ce sont moins les textes
que la quasi transe que provoque sa polyrythmie boostée. Le plus
sidérant, c’est d’imaginer que des danseurs
parviennent à tenir à ce rythme durant près
d’une heure. Pour se faire une idée, le visionnage des
vidéos est recommandé d’urgence.

Un mouton noir en tourisme en Suisse

Athi Patra Ruga a 26 ans, vit à Johannesburg, c’est un
créateur de mode. Avec une telle présentation, difficile
de deviner de quelle sorte de création il s’agit.
D’autant plus que Ruga s’ingénie à prendre
à rebours tous les préjugés liés à
l’appartenance au monde de la mode. En effet, il développe
une pratique qui se veut engagée, avec un discours sur la
société actuelle aussi bien en termes de genre que
d’inégalités raciale ou économique. Dans un
interview à Arte, il affirme : « Depuis mon
enfance et depuis que je connais la société, je pense que
j’appartiens à une minorité, que je suis un
marginal, que je le reconnaisse ou non. Et mon travail, les
caractères que je crée parlent d’aliénation,
[…] que soit une aliénation en rapport avec la couleur de
peau, le genre ou le statut social. » En tant
qu’homosexuel, il porte une attention particulière
à la question du genre. C’est lui-même qui
défile avec des talons aiguilles ou des habits
« hyper féminins ». Ses modèles
tentent de casser ou de souligner la transformation, aliénante,
du corps par la société.

    Ruga est également un artiste produisant hors
du monde de la mode. On peut mentionner particulièrement un de
ses projets qui démontre sa volonté d’ancrer sa
production artistique dans la société actuelle et les
conflits qu’elle contient: « Even I Exist in Embo:
Jaundiced tales of counterpenetration »,
réalisé en 2007. Alors en résidence en Suisse,
l’artiste sud-africain est choqué par la campagne de
l’UDC avec la fameuse affiche du mouton noir. Ruga fit alors une
série de photos le montrant habillé en Injibhabha, un
costume de sa création, ayant un aspect proche du mouton noir,
à travers les rues de Berne, un glacier et au milieu d’un
troupeau de moutons blancs. Le titre du projet fait
référence à l’expression latine :
« Et in arcadia ego ». Si dans ce memento
mori, c’est la présence inévitable de la mort qui
est rappelée, chez Ruga, c’est celle de
l’étranger.

    Bien qu’Athi Patra Ruga affiche librement ses
opinions et son orientation sexuelle, il ne faut pas oublier que
l’homosexualité reste terriblement réprimée
en Afrique du Sud, où elle reste souvent synonyme
d’exclusion et de discrimination. Bien pire encore, dans les
ghettos et les zones rurales, on dénombre chaque année
500 « viols correctifs » de lesbiennes.

Pierre Raboud