Du (plus ou moins) bon usage de Rosa Luxemburg

Du (plus ou moins) bon usage de Rosa Luxemburg

Selon le résumé de
« Réconcilier marxisme et
démocratie », récemment publié par
David Muhlmann aux éditions du Seuil, cet ouvrage
« pourrait avoir pour sous-titre
‹ Du bon usage de Rosa Luxemburg ›. Il
restitue en effet la vie et l’œuvre de la fondatrice de la
Ligue spartakiste, assassinée en 1919 […]. Aucun travail
d’envergure ne lui a été consacré en France depuis
plus de trente ans. C’est précisément l’ambition de
cet ouvrage que de présenter et de mettre ses œuvres en
perspective pour mieux contribuer au développement d’une
pensée radicale actuelle, indissociablement socialiste et
démocratique, face aux crises à venir ».

En première partie, David Muhlmann retrace la vie et les
positions politiques de Rosa Luxemburg. Militante socialiste en
Allemagne et en Pologne, fondatrice de la Ligue spartakiste puis du
Parti communiste d’Allemagne, Rosa Luxemburg a critiqué la
révision du marxisme prônée par Eduard Bernstein;
elle a polémiqué avec Lénine sur la conception du
parti et participé à la révolution russe de 1905 ;
elle a enseigné l’économie politique à
l’école du Parti social-démocrate d’Allemagne
(SPD) et analysé l’accumulation du capital à partir
du livre 2 du « Capital » de Marx ; elle a
milité contre le militarisme et s’est opposée
à la 1re guerre mondiale (1914-1918) ; elle a
apporté son soutien critique et néanmoins enthousiaste
à la révolution russe d’octobre 1917 et
participé à la révolution allemande de 1918-1919.
Un engagement qui lui coûta la vie : le 15 janvier 1919,
elle fut assassinée par les sbires de la
contre-révolution.

    Il vaut la peine de (re)découvrir celle dont
le biographe de Marx, Franz Mehring, écrivait à
l’occasion d’une polémique au sein du SPD :
« La camarade Rosa Luxemburg (…) est maintenant
raillée, non par la presse bourgeoise dont l’esprit
stupide s’exerce avec prédilection sur elle, mais par un
membre de la presse social-­démocrate. Ce n’est
vraiment pas beau, d’autant plus que ces attaques de mauvais
goût contre la tête la plus géniale qui se soit
dressée jusqu’ici parmi les héritiers scientifiques
de Marx et Engels ont en dernière analyse leurs racines dans le
fait que cette tête est portée par des épaules de
femme » (Die Neue Zeit, juillet 1907).

    Dans la seconde partie de l’ouvrage de David
Muhlmann, on trouve 8 entretiens avec Daniel Bensaïd (France),
Michael Löwy (France/Brésil), Paul Leblanc (USA), Toni
Negri (Italie), Michael Krätke (Allemagne), Paul Singer et Isabel
Loureiro (Brésil), Nahiriko Ito (Japon). Certaines interventions
(Daniel Bensaïd, Michael Löwy et Paul Leblanc)
tempèrent, voire contredisent les positions de David Muhlmann.

Luxemburg et les bolchéviks

Pour ce dernier, qui caractérise l’URSS – dès
la révolution d’Octobre 1917 – comme un
système de « capitalisme
d’Etat », Rosa Luxemburg aurait « su
percevoir avec une lucidité exemplaire la dérive
autoritaire du bolchévisme d’un côté, et la
capitulation de la social-démocratie de
l’autre ». Effectivement, dans La révolution
russe, Luxemburg a critiqué certaines mesures prises par les
bolchéviks (politique agraire, autodétermination des
nationalités, dissolution de la Constituante en 1918).

    Il ne s’agit pas ici de reprendre le
débat sur la nature de l’URSS, ni de défendre
aveuglément la politique du parti bolchévik entre
1917-1924. Ainsi, Paul Leblanc relève :
« Selon moi, Lénine et Trotsky, si doués
qu’ils soient, ont contribué à des erreurs presque
fatales pour l’avenir du socialisme russe. […] Il me
semble donc que la plupart des bolchéviks occupaient à
cette époque un angle mort sur les questions de la
démocratie et des libertés publiques, même s’il
existait à ce sujet une opposition ouvrière
bolchévique qui fut écrasée. Il est donc
primordial d’apporter un examen critique de cette époque comme
l’a fait par exemple Victor Serge d’un point de vue
bolchévik ».

    Or, certaines affirmations de David Muhlmann sont
hautement problématiques. Par exemple celle-ci :
« Cependant, pour les Russes, il y avait un aspect positif
à ce deuil : avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht
disparaissaient deux critiques de gauche et adversaires résolus
de la domination bolchévique sur le socialisme international.
Désormais, il était plus facile aux nouveaux
maîtres du Kremlin d’imposer leur volonté au jeune
Parti communiste allemand ». David Muhlmann prétend
aussi que Rosa Luxemburg était opposée à la prise
du pouvoir en octobre 1917. Or, dans sa conclusion de La
révolution russe, Luxemburg dit exactement le contraire !
    David Muhlmann est sans aucun doute un protagoniste
du débat sur une alternative au « capitalisme
réellement existant ». Toutefois, pour la
clarté de ce débat, il vaudrait mieux éviter les
amalgames et les déformations dans l’analyse des
expériences passées. Il est donc utile de lire, en
complément, deux ouvrages de Paul Fröhlich et de Victor
Serge, lesquels ont vécu l’époque analysée
par David Muhlmann et connu Rosa Luxemburg, leur contemporaine…

Hans-Peter Renk

A lire sur le sujet
• David Muhlmann, « Réconcilier
marxisme et démocratie ». Paris, Seuil, 2010
(Collection « Non conforme »)
• Paul Fröhlich, « Rosa Luxemburg : sa
vie et son œuvre ». Paris, L’Harmattan, 2009
(1re édition allemande : Paris, Ed. nouvelles
internationales, 1939)
• Victor Serge, « L’an I de la
Révolution russe : les débuts de la dictature du
prolétariat (1917-1918), suivi de, La ville en
danger » préface de Wilebaldo Solano ; postface
inédite : Trente ans après. Paris, La
Découverte, 1997 (1re édition française :
Paris, Librairie du Travail, 1930)
• Rosa Luxemburg, « La révolution
russe » traduit et présenté par Gilbert
Badia. Pantin, Le Temps des cerises, 2000