Calculs froids et été chaud: qui a mis le feu à la Russie ?

Calculs froids et été chaud: qui a mis le feu à la Russie ?



Depuis la fin du mois de juillet, la
Fédération de Russie, qui recèle 25 % des
surfaces boisées de la planète et 47 % de ses
réserves de tourbe (déchets organiques partiellement
décomposés), est ravagée par des incendies qui ont
déjà affecté près de 0,9 million
d’hectares, soit 9 000 km² (trois quarts de
l’ensemble des surfaces boisées de Suisse). Par endroits,
des panaches de feu ont atteint 12 kilomètres, projetant des
cendres dans la stratosphère.

Les conséquences de cet embrasement sont extrêmement
graves : plusieurs dizaines de personnes tuées par les
flammes, des centaines de villages partiellement ou complètement
sinistrés, des milliers de maisons détruites, des
écosystèmes ruinés pour longtemps, des cultures
céréalières ravagées, des centaines de
milliers de personnes atteintes dans leur santé par le smog, de
même que par diverses sources de pollution chimiques (mercure,
herbicides, pesticides, etc.) ou radioactives.

Moscou suffoque

A quelques dizaines de kilomètres au sud-est de Moscou,
d’importantes tourbières en feu dégagent des
fumées nocives que le vent pousse vers la capitale, dont les
taux de mortalité ont doublé (300 décès de
plus par jour). En effet, selon le pneumologue A. Chuchalin, pendant
les pics de smog, les Moscovites inhalent l’équivalent de
douze paquets de cigarettes par jour, ce qui peut détruire
20 % de leurs globules rouges (Julia Ioffe, New Yorker, 9
août 2010).

    Ces anciens marais, asséchés par les
autorités soviétiques pour y développer
l’agriculture et en exploiter la tourbe, peuvent alimenter des
brasiers souterrains très difficiles à éteindre.
Pour parer au pire, le gouvernement a décidé de les
inonder en détournant les eaux d’une rivière sur
vingt kilomètres. Une solution illusoire, selon des
scientifiques, vu que 25 % de la tourbe est composée de
charbon bitumeux, capable d’absorber l’eau en continuant
à brûler.

Dangers nucléaires

Les incendies auraient déjà ravagé deux bases
militaires. Ils menacent entre autre la centrale nucléaire de
Novo-Voronej, les centres de recherche nucléaire de Sarov et de
Snejinsk, ainsi que le site de Mayak (région de Tcheliabinsk).
Ce dernier abrite des usines très dangereuses,
puisqu’elles retraitent les cœurs irradiés de
dizaines de centrales (70 000 m3 de déchets
entreposés).

    Dans l’immédiat, les feux en cours
contribuent à recycler dans l’atmosphère des 
radionucléides déposés dans la flore et les
couches superficielles du sol par la catastrophe de Tchernobyl (1986),
ou par d’autres accidents ou essais nucléaires
antérieurs. Et le régime des vents peut diriger ces
aérosols radioactifs vers des zones densément
peuplées (Note CRIIRAD n° 10-119, 10 août 2010).

Réchauffement climatique

Les causes d’une telle catastrophe ? Le
réchauffement climatique d’abord. Depuis le mois de juin,
la Russie connaît une vague de chaleur sans
précédent. Des météorologues ont
établi un lien direct entre cette canicule et les pluies
diluviennes sur le Pakistan, puisque le régime des moussons fait
système avec les pressions atmosphériques russes. Ainsi,
l’élévation des températures sur le nord de
l’Océan Indien de 1,1 °C, depuis les années 70,
n’est pas étrangère aux deux grandes catastrophes
de cet été (National Geographic News, 11 août 2010).

    Ces incendies libèrent d’importantes
quantités de CO2 dans l’atmosphère : 150
millions de tonnes d’équivalent carbone pour 9 millions
d’hectares brûlés, qui correspondent grosso modo aux
émissions du parc automobile mondial pendant un mois (mes
calculs d’après M. Karpachevskiy, Forest Fire in the
Russian Taiga, 2004). De plus, les tourbières peuvent entretenir
une combustion de longue durée… Enfin, les
écosystèmes dégradés par le feu continuent
à dégager du CO2 pendant plusieurs dizaines
d’années. Ainsi, le réchauffement climatique
augmente l’incidence des feux de forêt et de
tourbières, qui à leur tour accélèrent le
réchauffement climatique.

Privatisation des forêts

Mais si ces feux de forêt ont sans doute été
aggravés par la canicule, leur importance résulte plus
directement de causes économiques, sociales et politiques,
notamment de la privatisation des ressources forestières et de
leur exploitation de plus en plus anarchique. Pour les mêmes
raisons, la remise en eau des tourbières, planifiée
dès 2002-2003, a été rapidement
abandonnée : nécessaire certes, mais trop
coûteuse pour les collectivités publiques et sans
retombées rapides pour le secteur privé.

    En 2004, le Services fédéral des
forêts a ainsi été transféré du
Ministère de l’environnement à celui des ressources
naturelles. Trois ans plus tard, ses 70 000 postes de gardes
forestiers ont été supprimés par Vladimir Poutine,
qui faisait ainsi l’impasse sur toute politique de
prévention des incendies à l’échelon
fédéral. L’effectif des pompiers était
ramené à 22 000 hommes (moins qu’en
France !), tandis que les communes et régions manquaient
cruellement de moyens pour entretenir les forêts et lutter contre
le feu.

Une catastrophe annoncée

En 2007, l’Institut Keldysh de Mathématiques
appliquées lançait cet avertissement
prémonitoire : « la première
année de sécheresse après la liquidation du
système de protection des forêts sera une
catastrophe ». (S. Robaten, V. Tatur, and M. Kalashnikov,
forum-msk.org/material/economic/3803305.html). Depuis lors, la
prévention des incendies est du ressort de l’industrie
privée, qui l’a sacrifiée à des objectifs de
rentabilité immédiate. Pourtant, les magnats du bois
peuvent dormir tranquilles : Dmitri Medvedev n’est-il pas
l’un des leurs ?

    Pendant ce temps, la grogne monte parmi la
population : les habitant·e·s des villages
sinistrés dénoncent l’inefficacité des
secours ; les scientifiques et les travailleurs-euses de la
santé alertent l’opinion ; le 12 août, une
manifestation de rue sévèrement réprimée
met en cause le maire de Moscou. Et pourtant, le mouvement social
saura-t-il instruire jusqu’au bout le procès des
responsables de ces froids calculs pour en tirer tous les
enseignements ? Tel est le véritable enjeu de cet
été chaud.

Jean Batou