Où en est la pensée critique ?

Où en est la pensée critique ?



Alliant l’érudition
à un grand sens pédagogique, Razmig Keucheyan propose
dans « Hémisphère gauche. Une cartographie
des nouvelles pensées critiques » un tableau
synthétique des intellectuels et des théories liés
à la gauche radicale aujourd’hui.

Ambitieux, ce livre l’est certainement, car il ne se restreint ni
au champ francophone, ni même au monde occidental dans son
ensemble. C’est à une véritable perspective
internationale que s’attache l’auteur, démarche
ancrée dans la conviction que « seul un biais
culturel tenace pourrait laisser croire que l’avenir des
théories critiques se joue encore dans les pays
occidentaux ». Même si jusqu’à
présent, les Etats-Unis ont eu un rôle central dans la
renaissance des pensées critiques, notamment parce que le pays a
toujours cultivé une tradition d’émigration
intellectuelle ouverte, il reste que « les nouvelles
idées surgissent là où se posent les nouveaux
problèmes. Or c’est dans des pays comme la Chine,
l’Inde ou le Brésil que ces problèmes surgissent
déjà ».

Genèse

Les théories critiques d’aujourd’hui
s’enracinent dans la défaite consécutive à
la Chute du Mur et à la montée du
néolibéralisme, qui sonne la fin des espoirs de
bouleversements sociaux radicaux nés de 68,
événement qui a pourtant contribué à la
politisation de la plupart des intellectuels critiques contemporains.
Si les espoirs de transformation sociale ont trouvé leur
fossoyeur dans les années 90 – les Nouveaux
philosophes qui décrètent que les projets de
transformation sociale radicale ne sauraient conduire qu’au
totalitarisme – la renaissance des nouveaux mouvements sociaux,
ponctuée par les grandes grèves de 1995 en France, les
manifestations de Seattle ou le forum social de Porto Alegre en 2001, a
depuis favorisé le renouveau et l’audience croissante des
théories critiques.

Pour autant, si ces théories ont
accompagné les nouveaux mouvements sociaux, un des constats
tirés par R. Keucheyan, c’est que la dissociation entre
mouvement social et intellectuels critiques, déjà
constatée par l’historien Perry Anderson à propos
des années 60-70, s’est encore accentuée
aujourd’hui : la plupart des intellectuels critiques
aujourd’hui étant universitaires, dans le domaine des
sciences humaines, et bien peu directement engagés dans des
organisations liées au mouvement social, on est loin de la
situation qui prévalait dans les années 20, où
l’intellectuel marxiste était le plus souvent dirigeant
d’un parti et où les cadres de la
social-démocratie, en particulier allemande, formaient une
véritable contre-société intellectuelle.

La quête d’un sujet

C’est aussi que le marxisme a perdu son hégémonie
sur la pensée critique. Et avec lui s’est estompé
le sujet central qui jusque dans les années 60 était le
porteur des espoirs d’émancipation, la classe
ouvrière ; de même que sont devenues plus
incertaines les questions stratégiques. Ce qu’on appelait
encore dans les années 70 les « fronts
secondaires » se sont multipliés à mesure
que leur caractère « secondaire » se
faisait moins évident et que s’imposait
l’idée d’une « multitude »
de sujets de l’émancipation : lutte des femmes, des
homosexuels, écologie, mouvement de libération nationale
ou communautaire, etc. Ainsi, remarque l’auteur,
l’innovation critique résulte aujourd’hui souvent de
« l’hybridation et de l’introduction de
nouveaux objets d’analyse ».

Représentative de ce phénomène
est l’analyse par R. Keucheyan de trois intellectuelles
féministes contemporaines, qui témoignent de la vigueur
de ce courant critique (dont l’auteur a dû laisser dans
l’ombre des pans entiers, par exemple le féminisme
marxiste ou le black feminism qui pense l’oppression
spécifique des femmes noires). D’abord Donna Haraway, une
des représentantes les plus brillantes de
l’« écoféminisme ». Puis
Judith Butler, principale représentante de la théorie
queer dont l’ambition est de déstabiliser les
identités sexuelles en soulignant que non seulement les
distinctions de genre sont le fruit d’une construction
socioculturelle, comme l’ont montré les féministes
dans les années 70, mais que les distinctions de sexe
elles-mêmes, traditionnellement perçues comme relevant de
différences biologiques objectives, sont des pures constructions
sociales ; par conséquent, les notions
d’« homme » et de
« femme » sont des catégories
trompeuses. Enfin, l’Indienne Gayatri Spivak qui a soumis
à critique les versions européocentriques du
féminisme, auxquelles elle reproche d’avoir passé
sous silence le lien entre la condition des femmes dans les pays
occidentaux et l’impérialisme ; Spivak étant
par ailleurs, avec Edward Saïd, Homi Bhabha ou Paul Gilroy une des
figures de proue des théories postcoloniales.

Même chez les nouvelles
générations d’intellectuels se réclamant du
marxisme, l’analyse des
« super-structures » politique et culturelle
tend à s’autonomiser de l’étude de
l’infrastructure économique qui lui servait
traditionnellement de sub-strat : « une question
intéressante est de savoir si cette disjonction pourrait
être à l’avenir résorbée, et si oui
à quelles conditions. » Cette étude de
Razmig Keucheyan est une véritable invite à la lecture,
tant il est probable que chaque lecteur et chaque lectrice, dans un tel
foisonnement de courants de pensée présentés avec
une grande clarté, y découvrira un·e
auteur·e ou, plus sûrement, des dizaines, qu’il
n’a pas encore lus.

Hadrien Buclin

Razmig Keucheyan, « Hémisphère Gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques », Paris, La Découverte, 2010