« Mainstream »

« Mainstream »



Frédéric Martel signe
une enquête passionnante (1) sur les industries culturelles
actuelles, qu’elles soient américaines, chinoises,
brésiliennes ou arabes.

On pourra reprocher plusieurs choses à ce livre, notamment la
position de l’auteur qui, bien que se voulant neutre, trahit un
antimarxisme primaire marqué par une véritable phobie de
toute idéologie. Ce journaliste développe une vision
acritique de l’économie de marché capitaliste,
faisant de ce système économique un horizon
indépassable. Mais ces reproches idéologiques (eh,
oui !) faits, il faut reconnaître à
Frédéric Martel le mérite d’avoir recueilli
une somme d’informations impressionnantes, dans un spectre large
et sans préjugés. On se rend compte à la lecture
du livre de la terrible méconnaissance ambiante de cet objet
pourtant si familier : l’industrie créative,
qu’il s’agisse de cinéma, de
télévision, de musique ou encore de livres. Si de
nombreuses critiques, souvent faibles et passéistes, de
l’américanisation de la société ou de la
disparition de la culture au profit du divertissement ont
déjà été écrites, un ouvrage de
référence sur les données et le fonctionnement de
la culture « mainstream » manquait
terriblement. Cet anglicisme signifie littéralement
« courant dominant » et caractérise ce
qui touche un public large. Cette notion n’est pas
envisagée comme un concept qu’il s’agit de
caractériser et penser, mais comme un domaine social à
recenser par une enquête de terrain.

Cultures nationales et mondialisation

Le journaliste part à la rencontre des différents acteurs
politiques, économiques ou créatifs de cette industrie
pour tenter de comprendre les ramifications d’un système
bien plus complexe qu’on ne le croit souvent. Ce que
l’observation des différents pays révèle, ce
n’est pas le déclin des différentes cultures
nationales ou régionales. Au contraire, celles-ci
résistent plutôt bien à la mondialisation des
contenus et représentent toujours un pourcentage important de la
consommation culturelle, surtout si elles ont une identité forte
et une production de biens culturels développée comme
c’est le cas en Inde où la part du cinéma national
est proche de 90 %. Par contre, l’avènement de la
culture mainstream est déterminant dans le processus qui fait
qu’un seul pays représente aujourd’hui presque
exclusivement, surtout dans le domaine du cinéma,
« le reste », c’est-à-dire les
biens culturels provenant de pays autres : les Etats-Unis. En
géants du divertissement, ils finissent par produire le seul
ciment culturel commun à plusieurs pays. Ainsi en Europe, ce
qu’un Tchèque et un Espagnol ont en commun, ce n’est
plus la culture européenne, mais bel et bien
l’entertainment américain, à travers notamment les
blockbusters hollywoodiens, mais aussi la musique pop. De même,
les différents pays d’Amérique latine ne partagent
que rarement des produits culturels communs, pour des questions
d’accents ou de préférence nationale. Et lorsque
c’est le cas, il s’agit souvent de musiciens
d’origine latino, mais produit à Miami (Shakira, Juanes ou
le reggaeton), véritable capitale exogène de la musique
sud-américaine.

Les raisons de cette puissance américaine
dans le domaine des industries créatives sont nombreuses.
Frédéric Martel en détaille plusieurs. Il y a bien
sûr la capacité économique, mais il serait
réducteur de croire qu’elle explique tout. Le but des
Américains est d’étendre le marché le plus
possible, il ne s’agit pas de défendre un art national ou
des valeurs particulières, mais de diffuser le plus largement
possible un divertissement accessible potentiellement à tous. Si
des marchés résistent à cette offre, les
Américains procèdent de façon pragmatique en
produisant des films spécialement destinés à ces
marchés ou en coproduisant des films produits dans ces pays. Un
autre élément qui fait la force des Etats-Unis est son
fonctionnement mêlant majors et
« indépendants » (souvent, les
critiques européens se trompent en vantant les studios
indépendants américains, ceux-ci appartenant en fait
presque tous à des majors), profitant ainsi de la
créativité et de l’identité forte des
« indés » tout en ayant la puissance
de frappe d’une production de masse.

La guerre des contenus

Après avoir décrypté le fonctionnement et les
stratégies du mainstream américain,
Frédéric Martel passe au plan mondial en montrant que ce
qui est en jeux, c’est une lutte pour la diffusion des contenus.
De nombreux pays affirment leur volonté de concurrencer les
Etats-Unis en diffusant une culture mainstream au-delà de leur
frontière. Le Brésil, l’Inde avec Bollywood, mais
aussi le Japon ou les pays arabes avec Al Jazeera cherchent à
élargir leur rayonnement régional et, à terme,
toucher le public le plus large possible. Au contraire de ces pays
dynamiques, les pays européens apparaissent à la traine,
attachés à une conception élitiste de la culture,
mais aussi affaiblis par leur crainte du changement, refusant de voir
leur culture se nourrir d’éléments étrangers
ou nouveaux. L’auteur rappelle ainsi le paradoxe de la France qui
au niveau international milite pour la diversité culturelle
(dans ce cas, pour des quotas limitant la présence de la culture
américaine), mais qui, sur le plan national, s’oppose
à toute diversité, en refusant l’apport de mots
anglais ou maghrébins à la langue française et en
érigeant un ministère de l’identité
nationale.

Pierre Raboud

1 Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plait à tout le monde.Flammarion 2010