La dictature du pétrolariat

La dictature du pétrolariat

Alors qu’il semble que le pétrole continuera de couler
dans le Golfe du Mexique au moins jusqu’au mois
d’août, BP entre déjà dans l’histoire
comme la compagnie responsable de la pire catastrophe écologique
de l’histoire des Etats-Unis. Selon les estimations
d’experts américains, ce sont jusqu’à
20 000 barils qui sortiraient chaque jour du puits, soit
près de 160 millions de litres de brut depuis le 22 avril.
À titre de comparaison, lors du désastre de l’Exxon
Valdez en 1989, 42 millions de litres
« seulement » s’étaient
répandus en Alaska.

    Dès le milieu des années 1990, British
Petroleum, pionnier du « greenwashing », a
pourtant tout fait pour verdir son image allant jusqu’à se
rebaptiser « Beyond Petroleum » (sic). Sauf
que depuis l’arrivée du nouveau directeur Tony Hayward en
2007, la compagnie s’est recentrée sur
ses fondamentaux : la quête effrénée de
pétrole et… de profits. La politique de réduction
drastique des coûts menée par Hayward a pesé sur la
sécurité, et directement conduit à la catastrophe
à laquelle nous assistons, impuissants, depuis plus d’un
mois. Selon un rapport interne de la firme, il semblerait que BP ait
ignoré plusieurs signes qui devaient alerter sur les risques
d’explosion de sa plateforme Deepwater Horizon, à
l’origine de cette incroyable fuite et – on l’oublie
souvent – de la mort de 11 travailleurs.

    C’est donc la logique du profit maximal qui
est directement en cause ici. D’autant plus que la gestion de la
catastrophe a été particulièrement
cynique : BP aura tenté jusqu’au bout de pomper du
brut avant d’entreprendre finalement de boucher le puits
après un mois de fuite… sans succès. Mais plus
encore que l’absence totale de scrupules du géant
pétrolier et la coupable complicité de
l’administration américaine, cet épisode met en
lumière l’incroyable dépendance de nos
sociétés aux énergies fossiles. Les millions de
litres d’or noir qui étouffent chaque jour un peu plus
l’écosystème du Golfe du Mexique, comme les
désastres provoqués depuis des années par
l’extraction sauvage de brut dans le delta du Niger (moins
médiatiques mais au moins aussi désastreux) ou
l’exploitation des schistes bitumineux au Canada, sont autant de
signes de la démesure dans laquelle le productivisme nous fait
sombrer.

    Comme l’explique Michael T. Klare dans ce
numéro, nous sommes dans une ère nouvelle en
matière d’énergie. Le pétrole va devenir de
plus en plus rare, de plus en plus cher… et de plus en plus sale. Le
pic de pétrole (le moment où la production mondiale de
pétrole atteindra son maximum) est imminent, et les forages en
pleine mer sont l’une des seules alternatives pour compenser
l’inéluctable décroissance de la plupart des grands
champs de pétrole conventionnel. Et les catastrophes sont
appelées à se multiplier à mesure que nous irons
chercher l’or noir toujours plus loin et plus profond.

    Alors que les lobbies pétroliers et
industriels profitent de la gueule de bois post-Copenhague et de la
crise économique pour freiner toute volonté de sortir du
« business as usual », voilà donc que
cette marée noire nous rappelle qu’il est chaque jour plus
urgent de nous défaire de notre pétro-dépendance.
Or, cela ne se fera pas sans une diminution de notre consommation
d’énergie en général, d’autant que
nous savons que le nucléaire n’est pas une solution.

    Mais, en ces temps de crise économique, la
quasi-totalité du corps politique et économique semble
tout entier tendu vers un seul objectif : la
« relance de l’économie »
à n’importe quel prix ; une relance fondamentalement
incompatible avec les impératifs écologiques.
Contradiction insoutenable entre finitude des ressources et quête
de la croissance qu’il faut affronter.

    Nous ne pouvons plus ignorer les liens entre les
crises énergétique, écologique et sociale, car
lorsque le prix du brut augmente, les inégalités se
creusent encore (explosion des prix agricoles, besoins de base qui
deviennent un luxe, etc.). Si le gâteau des ressources est fini,
l’urgence est donc à un meilleur partage, et à
l’élaboration d’une nouvelle recette.

    Car plus que jamais, nous avons besoin d’un
nouveau projet de société dans lequel la satisfaction des
besoins essentiels ne passe plus par l’épuisement des
ressources ni par la mise en danger des générations
futures. Cela implique évidemment de rompre avec les logiques du
capitalisme, mais aussi avec de vieux réflexes productivistes. A
la poursuite sans fin d’activités destructrices et
énergivores au nom de l’emploi et de la croissance,
nous devons opposer des projets de reconversion progressive de pans
entiers de notre économie dans des activités
écologiquement soutenables. En attendant, chaque automobile en
moins sur nos routes, chaque immeuble isolé, chaque parcelle de
terre gagnée sur le béton pour l’agriculture de
proximité est un pas vers la sortie du pétrole.
À nous d’y contribuer.


Thibault Scheeberger