Allongement des peines et situations explosives dans les prisons

Allongement des peines et situations explosives dans les prisons

La mort, le 11 mars dernier, du jeune
Skander Vogt à la prison de Bochuz conduit à
s’interroger sur les conditions de détention dans les
prisons suisses. Criminalité et insécurité font
régulièrement la une des médias qui s’en
nourrissent par des surenchères permanentes. Mais une fois
derrière les barreaux, que deviennent les
détenus ? cette question est systématiquement
passée sous silence.

« Effacement de l’Etat économique,
abaissement de l’Etat social, renforcement et glorification de
l’Etat pénal » : c’est ainsi que
le sociologue Loïc Wacquant caractérisait
l’évolution des Etats bourgeois nord-américains et
européens en 1999. Dans son petit livre « Les
prisons de la misère », il mettait en avant la
violence de ces Etats qui font le choix de financer l’enfermement
des plus pauvres et des plus fragiles plutôt que de financer un
système de protection sociale digne de ce nom.
Aujourd’hui, force est de constater que cette tendance n’a
pas épargné la Suisse.

    Ainsi par exemple, avec le durcissement de la
répression pénale, qui s’incarne dans la
révision du code pénal de 2007, les juges peuvent
désormais prononcer un internement à durée
indéterminée qui vise, en quelque sorte, à
« prévenir » le risque de
récidive. Ce sont les personnes les plus fragiles sur le plan
psychiatrique, tel Skander Vogt, mais aussi les étrangers, dont
les situations sociales sont statistiquement plus précaires que
celle des Suisses, qui en paient le plus lourd tribut. Selon les
psychiatres, un tiers des expertisés sont, de manière
erronée, jugés extrêmement dangereux et non
amendables. Ce type de peine, stable dans les années 1990, a
explosé ces dernières années, selon l’Office
fédérale de la statistique (OFS). Pour le criminologue,
André Kuhn : « Trois ans après
l’introduction du nouveau code pénal, censé
humaniser le système, la situation s’est
détériorée (…) cet allongement
général de la durée des peines a conduit à
un accroissement de la population carcérale, ce qui implique
moins d’encadrement personnalisé des détenus, moins
de resocialisation et du coup moins de chances de liberté
conditionnelle ».

Des conditions de détentions en décrépitude

Avec 76 détenus pour 100 000 habitants, la Suisse se
situe dans la moyenne des pays européens. En outre, selon
l’OFS, le taux d’occupation des prisons apparait moins
dramatique que dans les pays voisins puisqu’il est en Suisse de
91 %. Cependant ce chiffre masque la diversité des
situations. Dans les cantons romands, la surpopulation dans les prisons
prend des proportions inquiétantes : Bois-Mermet
(Lausanne) est occupé à 160 %, la Croisée
(Orbe) à 130 % et Champ-Dollon (Genève) à
200 %. Si, cette dernière prison condense les situations
les plus dures, elle reflète une tendance de fond qui se
développe en Suisse. A Champ-Dollon, plusieurs détenus
sont contraints de dormir sur des matelas de fortune et il
n’existe que 9 douches pour 100 détenus. Le Comité
européen pour la prévention de la torture (CPT), dans un
rapport datant de mars 2008, constate un accès insuffisant
à la promenade, aux activités sportives, au parloir ou
encore au téléphone. Comment pourrait-il en être
autrement lorsque les détenus sont enfermés 23 heures sur
24 ? Le comité pointe aussi le risque d’incendie
élevé dû à la vétusté des
installations et la non-conformité des cuisines d’un point
de vue sanitaire. Quant aux mesures de réinsertion passant par
la formation, elles sont largement insuffisantes. Ateliers
d’artisanat et activités d’agriculture forment le
noyau dur du travail carcéral.

Attention,  « un jour ça va pêter » !

La situation est donc explosive et un « jour ça va
pêter » averti un ancien détenu sur les ondes
de la Radio Suisse Romande. Les tensions avec les gardiens sont
aigües : « Vous leur parlez, ils ne vous
répondent pas. C’est très embêtant car un
prisonnier est hyper-dépendant des gardiens »,
poursuit-il. Dans cette relation de subordination totale des
détenus, les mauvais traitements peuvent aller très loin.
A Genève, selon les constats du CPT ils vont « de
la gifle isolée à des coups de poing, de pied, de
matraque, au recours abusifs de gaz lacrymogènes, voire
même à des manœuvre de strangulation,
d’utilisation abusive de chiens policiers et même à
deux cas de « submarino » (immersion
forcée) ». Les souffrances psychologiques
qu’entrainent l’enfermement tuent : le suicide est
la première cause de mort en milieu carcéral. Selon la
Revue de médecine sociale et préventive (avril 2005), ils
sont la cause de 25 à 45 % des décès. Enfin
c’est entre détenus eux-mêmes que les tensions
s’expriment. La promiscuité fait que de banals conflits
peuvent mettre le feu au poudre. Pour Anne-Catherine
Ménétrey (Conseillère nationale, Verts),
« ces détenus sont rendus dangereux par les
conditions mêmes de leur détention. On en fait des
enragés qui n’ont plus rien à perdre, qui se
révoltent, qui hurlent, qui menaçent, peut-être
simplement pour ne pas sombrer. Et plus ils crient, moins ils ont de
chance de sortir un jour (…) cette situation est non seulement
dramatique pour des détenus eux-mêmes, mais aussi pour les
agents de détention ». Entre 2006 et 2010,
plusieurs révoltes ont ainsi éclaté, tant du
côté des prisonniers que des gardiens, contre
l’état de leurs conditions de détention ou de
travail.

    Ce qui distingue avant tout la Suisse du point de
vue de l’enfermement de ses prisonniers, c’est
l’absence de débat public. En France ou au Etats-Unis, par
exemple, le débat fait rage, porté notamment par les
nombreuses associations de défense des droits de l’homme,
des ex-prisonniers, des cinéastes, ou même par la
mobilisation de certains juges et médecins. Rien de tel sur sol
helvétique. Suite à l’affaire Vogt, la
députée Anne Papilloud (A Gauche Toute ! –
solidaritéS) et deux autres députés du Grand
Conseil vaudois demandent au Conseil d’Etat un rapport sur la
politique pénitentiaire actuelle et future du canton :
réinsertion et réduction du taux de récidives
doivent être au centre de cette politique. Il est donc urgent de
diminuer la longueur des peines à l’exemple de la
politique entreprise en Finlande qui a permis de réduire
fortement la surpopulation carcérale et ses conséquences
dramatiques. Selon l’ancien détenu, Philippe Lambelet,
« les longues peines n’ont un sens que pour les
victimes et leur famille. Du point de vue de l’être humain
et de la société, elles n’en n’ont aucun.
Elles sont une lente destruction de l’être
humain ». 

Isabelle Lucas