La femme, la mère, la féministe : un conflit ?

La femme, la mère, la féministe : un conflit ?

Dans son dernier ouvrage, Elisabeth Badinter fustige le retour
triomphal de « l’instinct maternel » et
son application concrète dans la vie des femmes, impliquant de
fait leur retour au foyer. Cette involution serait le fruit d’une
conjonction entre, d’une part, la crise économique qui
frappe durement les femmes, et de l’autre, une
« guerre idéologique souterraine »
menée par une palette iconoclaste allant des écologistes
aux féministes différentialistes, en passant par les
anthropologues, les pédopsychiatres et même les
altermondialistes. L’offensive naturaliste,
dénoncée dans l’ouvrage, s’appuie selon
Badinter sur une « arme
incomparable » : la culpabilité des
mères.  Féministe, militante et mère,
Clémentine Autain est intervenue dans le débat houleux
ouvert par la philosophe française. Membre de la
Fédération pour alternative sociale et écologique
(gauche alternative), codirectrice du mensuel Regards, et candidate
pressentie aux élections présidentielles de 2007, elle
répond aux questions de solidaritéS.

Est-ce qu’à ton avis, la tendance à placer la
maternité « au cœur du destin
féminin », décrite par Elisabeth Badinter,
se confirme et si oui pourquoi ?

Elisabeth Badinter a raison de pointer un certain retour en
arrière du discours dominant sur la maternité. En
période de chômage massif, favoriser le retour à la
maison des mères par une valorisation de son rôle
auprès des tout petits est une stratégie sexiste et
réactionnaire bien connue. Les pédopsychiatres les plus
en vogue n’ont pas manqué ces derniers temps
d’exprimer haut et fort leur conviction sur l’implication
décisive de la mère dans les premières
années de l’enfant. De la même manière, la
mode est de nouveau à l’allaitement, le plus longtemps
possible, ce qui culpabilise de nombreuses mamans qui n’en ont
pas envie. Tout cela, la philosophe a raison de le dénoncer.
Mais je crois le discours ambiant beaucoup plus ambivalent, porteur de
messages contradictoires. Par exemple, le baby-blues est
désormais évoqué longuement dans les brochures de
maternité : c’est une avancée, qui va
à l’encontre de l’idée d’un instinct
maternel.

Le livre semblerait sous-entendre qu’il n’y a pas
d’alternative entre la femme et la mère. N’est-ce
pas donner de la maternité une vision par trop négative
voire incompatible avec l’émancipation des femmes ?

C’est tout le problème de cet essai, à mon avis. La
critique de l’enfermement des femmes dans un destin maternel
n’est pas nouvelle. Pendant longtemps, la préoccupation
des féministes portait d’abord sur le droit à la
contraception et à l’avortement, soit l’idée
d’une maternité choisie. Maîtriser sa
fécondité est la condition première d’une
maternité épanouie. Ce faisant, de nombreuses
féministes ont développé une vision
particulièrement négative de la maternité,
synonyme d’oppression. Nelly Roussel appelait en 1919 à la
grève des ventres et Simone de Beauvoir n’aurait pas
conseillé à une femme d’avoir un enfant. Dans le
même temps, une autre tendance féministe, dite naturaliste
ou essentialiste, a au contraire valorisé la maternité,
comme une jouissance et un privilège. Aujourd’hui, je
pense qu’il est temps de repenser la maternité à
l’aune d’une question: à quelles conditions, comment
la maternité peut-elle être compatible avec
l’émancipation des femmes? Or, sur ce point, Badinter ne
dit rien. D’où le sentiment d’impasse pour les
femmes et les féministes qui ne veulent pas être
enfermées dans un rôle de maternage à
l’ancienne mais souhaitent tout de même élever un ou
des enfants. Les réponses se trouvent essentiellement dans une
réorientation des politiques publiques qui doivent favoriser
l’implication des pères et rendre l’équation
socialement possible pour les femmes, en créant massivement des
crèches ou en réduisant le temps de travail
salarié pour tous.

A vouloir combattre sur tous les fronts les effets néfastes
des interdits réels ou supposés liés à la
grossesse et à la maternité, la philosophe
n’oppose-t-elle pas trop radicalement l’enfant et son bien
être à la liberté des femmes ?

En lisant son livre, on ressort avec l’impression
désagréable que la maternité n’est synonyme
que d’aliénation et de désagrément…
Au fond, porter un enfant et s’occuper de lui ne serait que
porteur de contraintes, de privation de liberté. Sans verser
dans l’éloge béate de la maternité, on peut
dire qu’être enceinte n’est pas forcément un
enfer de chaque instant et que s’occuper de
l’éducation de petits est également source
d’enrichissement et de plaisirs. D’ailleurs, une même
femme ressent souvent l’un et l’autre,
c’est-à-dire des sentiments contrastés. Tout
l’enjeu est de desserrer l’étau des contraintes.
Cela passe évidemment par l’attaque des discours normatifs
– de tous, quand la philosophe qui est également
actionnaire de Publicis nie l’impact de la publicité dans
les messages normatifs ou encore de l’industrie laitière
en défaveur de l’allaitement – mais aussi par des
réponses très concrètes qui permettent les charges
liées à la maternité. Le partage avec les
pères me paraît là fondamental. Or, ces derniers
sont totalement absents de la réflexion d’Elisabeth
Badinter! En tout état de cause, l’opposition entre la
liberté des femmes et le bien-être de l’enfant,
comme si la maternité n’était et ne pouvait
être qu’un sacrifice féminin au service des
bébés, est une impasse. Etre féministe ne signifie
pas de se préoccuper, au détriment de tous les autres
enjeux sociaux, du seul point de vue de l’égalité
hommes/femmes. Nous devons dégager des solutions qui permettent
l’équilibre de l’enfant et
l’émancipation des mères.

Tu es intervenue à plusieurs reprises sur les angles morts
de l’ouvrage, notamment l’absence chez la philosophe
d’une conception de la « maternité compatible
avec l’épanouissement individuel », ou la
notion de parentalité. Peux-tu nous en dire plus ?

La notion de parentalité est curieusement absente de sa
réflexion. Or c’est une notion essentielle si l’on
veut l’égalité. Il s’agit de penser la place
des pères et de dégager les mamans d’une
responsabilité particulière, supérieure, dans
l’éducation. Bien sûr, il y a le temps de gestation
et l’allaitement qu’il est difficile de partager…
Mais de cette spécificité du corps féminin ne doit
pas découler une spécification des rôles, une
répartition inégale des tâches et des plaisirs
entre pères et mères. Pour que la maternité soit
compatible avec l’épanouissement individuel, il faut
accepter la pluralité des manières de vivre la grossesse,
être à l’écoute et impliquer les
pères. Des solutions publiques doivent impérativement
être recherchées pour que la vie sociale, publique,
professionnelle, des mères et des pères puisse être
réellement compatible, sans que cela ne représente un
enfer organisationnel ou des renoncements pour les femmes. Pour cela,
il me paraît nécessaire que les féministes
s’emparent de la question.


Propos recueillis par Stéfanie Prezioso

A lire
Clémentine Autain, « Alter égaux », Paris, Robert Laffont, 2001
C. Autain, « Les droits des femmes », Toulouse, Essentiel Milan, 2003
C. Autain, « Les machos expliqués à mon frère », Paris, Le Seuil, 2008
C. Autain, « Transformer à gauche », Paris, Le Seuil, 2009
Elisabeth Badinter, « Le conflit. La femme et la mère », Paris, Flammarion, 2010