Bannir le trafic automobile de Manhattan…

Bannir le trafic automobile de Manhattan…



Au moment où Genève
s’apprête à subir une nouvelle fois les multiples
nuisances du 80e Salon de l’auto (du 4 au 14 mars),
solidaritéS donne la parole à Paul et Percival Goodman.
Il y a près de 50 ans, ces deux penseurs d’inspiration
libertaire proposaient de fermer Manhattan au trafic individuel
motorisé. Ils avaient compris combien l’essor de
l’automobile menaçait la ville dans ses fonctions
primordiales et favorisait la privatisation et la gestion
technocratique de l’espace, à l’opposé de
toute démocratie participative. Reprendre le fil de cette
réflexion pour la mettre en acte, c’est refuser
aujourd’hui de signer une « paix des
transports » avec le lobby automobile en échangeant
quelques rues piétonnes contre de nouveaux parkings urbains,
comme le fait aujourd’hui la Ville de Genève, pourtant
à majorité « de gauche ». (J.B.)

Nous proposons de supprimer les automobiles privées de
Manhattan. Les seuls véhicules automobiles autorisés
seraient le bus, le taxi, les voitures de service essentiels
(médecins, police, voirie, etc.) et les camions
nécessaires à l’industrie légère. Les
embouteillages et les parkings actuels sont insoutenables, et les
autres solutions proposées sont absurdes, destructrices, voire
impraticables, au triple point de vue de l’économie, de la
santé et de l’urbanisme.

Il n’est pas nécessaire de prouver que la situation
actuelle est intolérable. « Les camions roulent
dans le trafic à une moyenne de 9,5 km/h, contre 17,5 km/h pour
les véhicules à chevaux de 1911 ».
« En février 1961, pendant les importantes chutes
de neige, les restrictions de la circulation ont fait tomber la
pollution de l’air de 66 % » (New York Times,
13 mars 1961). La largeur des rues de Manhattan a été
conçue en 1811 pour des immeubles de 1 à 4 étages.

Sortir de l’impasse

    En interdisant le trafic privé et en
réduisant la circulation, nous pouvons fermer près de
neuf voies de transit sur dix dans la plupart des quartiers et une
avenue sur deux dans le sens Nord-Sud. Ces rues fermées, plus
l’espace récupéré par rapport au parcage sur
la chaussée, nous donneront un fond de terrains
appréciable pour reloger des habitants. Actuellement, plus de
35 % de la surface de Manhattan est occupée par des
routes. Plutôt que le plan actuel de la ville, nous pourrions
viser au développement de quartiers différents,
relativement fermés sur eux-mêmes, avec une ouverture sur
les voies de transit tous les 400 à 500 mètres seulement.
(…)

    Les désavantages de cette proposition
radicale sont limités. Les véhicules privés ne
valent pas les nuisances qu’ils provoquent. (…) Le trafic
est congestionné, la vitesse est lente, le parcage est
difficile, impossible, ou de plus en plus cher. On estime que le prix
de construction de nouveaux garages se monte à 20 000
dollars par voiture [144 000 dollars d’aujourd’hui,
JB] ; le parcage des véhicules est un mésusage du
sol au cœur d’une métropole, sans compter
qu’il altère la qualité du paysage urbain. Les
avantages de notre proposition sont donc très importants et
immédiats : réduction de la tension, du bruit, de
l’anxiété ; disparition des fumées et
smogs ; espace accru pour les piétons ;
sécurité pour les enfants. De surcroît, et
c’est essentiel, elle nous donne l’opportunité de
diversifier le tissu urbain, d’embellir la ville et de concevoir
une vie communautaire plus intégrée. (…)

Réduire la mobilité contrainte

Manhattan a perdu une partie de sa population pour la
périphérie et la campagne proche, avec une augmentation
massive des navettes quotidiennes. Un centre plus agréable
réduirait et éliminerait peut-être cette tendance.
En réalité, au sein de la ville elle-même, il est
possible de réduire les déplacements. (…) 
Pour cela, il serait utile de créer une agence municipale afin
de faciliter l’établissement des gens près de leur
travail, s’ils le souhaitent, en arrangeant des échanges
de logements avantageux pour toutes les parties. Cela serait possible
dans des milliers de cas et vaudrait la peine d’être
essayé. Le manque d’intérêt pour ce type de
solutions simples dans notre société résulte du
manque d’attention aux intérêts de la
communauté. (…)

    Nous conservons les grandes artères
commerciales de transit (…). Elles offrent des conditions de
circulation adéquates au trafic résiduel. (…) Nous
gardons le réseau des rues du centre ville (…) pour
desservir les commerces, les théâtres, etc. (…)
Toutes les autres rues deviennent piétonnes, assez larges pour
servir de voies à sens unique pour les services : feu,
voirie, poste, etc. Le réseau proposé de voies de transit
est tel que la distance de marche jusqu’à
l’arrêt de bus le plus proche ne dépasse jamais 325
mètres. Les bouches de métro restent à leur place.
Le service de bus est développé et les bus à deux
étages sont réintroduits. (…) Il y a aussi plus de
taxis, de petite taille (deux fois moins grands
qu’aujourd’hui), qui pourraient bien être
électriques. Il est absurde d’utiliser les mêmes
voitures comme taxis dans une métropole, où la vitesse
est limitée, que pour des familles sur les autoroutes. (…)

Vers une fédération de quartiers

Chaque rue et avenue devrait être envisagée comme un
problème artistique particulier. L’idéal pour New
York ou tout autre très grande ville serait de devenir un grand
ensemble de quartiers intégrés, partageant un même
centre et de mêmes services métropolitains. Chaque
quartier est spécifique, parce qu’il regroupe des
habitant·e·s différents et des fonctions
communautaires distinctes, qui pourraient être
autogérées de façon relativement
indépendantes. Il n’y a aucune raison pour qu’ils se
ressemblent. (…) Un quartier doit être conçu pour
développer la complicité mutuelle de ses habitant-e-s et
accroître leur responsabilité envers l’école,
le marché, le terrain de jeu, l’aménagement, etc.
Un tel complexe pourrait bien servir de circonscription
électorale municipale de base.

    En même temps, tous les quartiers
intégrés partagent les grands magasins, les
théâtres, les hôtels, les musées et les
entreprises nationales d’une grande ville. Le but de cette
planification intégrée est de créer une
communauté à taille humaine, faite d’associations
gérables, à mi-chemin entre, d’une part,
l’individu et la famille, et d’autre part la
métropole ; il s’agit de contrer l’isolement
des individus dans la société de masse. Naturellement,
dans une vaste région comme New York, il y a des milliers de
personnes qui choisissent précisément d’être
des individus isolés – c’est peut-être pour
cela qu’ils sont venus ici – mais ils constituent aussi un
élément de valeur pour l’ensemble
fédéré (…). Sur ce point, il faut remarquer
que les « individualistes » qui sont venus
à New York pour échapper aux mœurs des petites
villes conformistes ont précisément trouvé
qu’ils-elles avaient beaucoup de choses en commun et ont
constitué une communauté fameuse : le petit monde
intellectuel et artistique de Greenwich Village.

Repenser la ville

Pour aller vers l’idéal d’une ville faite de
communautés fédérées, le fait de bannir les
voitures et de repenser l’aménagement est un pas
décisif. Le nouveau réseau des rues permet
d’envisager des super blocs de 2,5 à 3,5 hectares. Avec de
l’imagination au service d’une grande variété
d’aménagements, d’usages du sol et de gabarits
d’immeubles, des dizaines de solutions deviendraient
envisageables, qui pourraient même surpasser
l’urbanité et le confort des squares et des rues en
croissant (crescents) de Londres au 18e siècle. Il y a de la
place pour le repos et le jeu. Par exemple, la Neuvième avenue,
dans sa largeur, pourrait abriter un court de tennis ; tel
carrefour est assez vaste pour un jeu de softball. Compte tenu de la
réserve importante de surfaces potentiellement disponibles,
aujourd’hui gaspillées pour une circulation et un parcage
largement inadaptés et toujours gênants, il serait
possible de développer de nouveaux quartiers d’une
façon conviviale, après une étude attentive, sans
s’exposer à devoir recomposer ou disloquer les liens de
quartier existants. Nous recommanderions particulièrement des
concours et des procédures de décision
démocratiques pour éviter les solutions
bureaucratiquement imposées et pour éduquer la
communauté à s’occuper de ce qui la concerne.
(…)

    Cette proposition nous paraît frappée
au coin du bon sens. En effet, les voitures ont créé de
nombreux maux, de plus en plus sévères, et la situation
est devenue de toute évidence critique. Et pourtant, les
solutions préconisées par les pouvoirs publics portent
toutes la marque d’une planification à
l’américaine – nouvelles régulations
du trafic, nouveaux autoroutes, circulation à plusieurs niveaux,
parkings souterrains – afin de guérir un mal par
des remèdes qui vont rapidement accroître ce mal.
(…)

    Le principal avantage de notre proposition,
c’est qu’elle offre des opportunités. Elle ne
remédie pas seulement à un mal ou fournit le moyen de
faire les mêmes choses plus efficacement, mais donne la
possibilité de penser à des solutions idéales,
fondées sur des valeurs humaines, ainsi qu’à de
nouvelles façons de faire des choses essentielles. Dans la
plupart des cas, l’aménagement urbain – et ce
qu’on appelle la réhabilitation urbaine – n’a
aucune finalité humaine. La qualité de la vie dans nos
villes ne sera pas améliorée par une telle planification,
mais par une psychiatrie sociale élémentaire et en
recourant au sens commun. (…)


Paul et Percival Goodman*

* Publié pour la première fois par la revue
« Dissent » (été 1961).
Traduction, intertitres et coupures de notre rédaction. Version
originale anglaise : www.bopsecrets.org/CF/goodman-cars.htm.


Paul Goodman, 1911-1971

Né à New York, il s’est fait connaître dans
les années 40 par ses poèmes inspirés du
théâtre nô japonais, ainsi que par plusieurs romans.
A la fin des années 40, avec son frère Percival, il
défend un projet social émancipateur fondé sur
l’interaction entre individu et communauté ; dans
les années 50, il développe la Gestalt-thérapie
avec Frederick S. Perls ; en 1960, il anticipe nombre de
préoccupations des années 68 dans Growing-up Absurd
(traduit en français en 1971 sous le titre de Direction absurde).

Percival Goodman, 1904-1989

Théoricien de l’urbanisme et architecte né à
New York, il met au centre de sa réflexion l’utopie et son
ancrage social (Communitas, publié en 1947 avec son frère
Paul). Il critique ainsi la Cité Radieuse de Le Corbusier, dans
laquelle il voit une belle machine, mais non une ville habitée.
Il développe aussi une réflexion originale sur le lien
entre aménagement urbain et écologie. Grand constructeur
de synagogues, il se définit de façon provocatrice comme
« un agnostique converti par Hitler ».