Emilie Gourd: un féminisme à l’usage des élites ?

Emilie Gourd: un féminisme à l’usage des élites ?

L’article sur Emilie Gourd paru dans le dernier numéro de
solidaritéS m’a un peu surprise. En effet, quel
féminisme défendons-nous ? N’est-il pas
indissociable de la lutte pour l’émancipation
humaine ? En quoi le parcours d’Emilie Gourd peut-il
l’éclairer ? Si l’on se réfère
à ce qu’en écrit Fiorella Castanotto (De la mise en
scène bourgeoise à l’avant-scène
féministe (1879-1912), mémoire de licence, Lausanne,
1997), l’engagement féministe de cette millionnaire
protestante et philanthrope correspondait à « une
stratégie d’enrôlement des jeunes filles de la
classe aisée » pour contrer le mouvement ouvrier.
Le mouvement féministe, journal qu’elle fonde en 1912, est
d’ailleurs en partie créé sous les auspices du
Groupe National, configuration politique floue, située à
droite de l’échiquier politique, visant au compromis entre
conservateurs et radicaux.

    Féministe franchement bourgeoise, Emilie
Gourd défend une vision élitaire, voire raciste, de
l’émancipation des femmes. Un article, qu’elle
publie le 10 décembre 1915, sur « La
dernière campagne suffragiste aux Etats-Unis », en
témoigne éloquemment : « On remarque
en effet […] que la majeure partie [des immigrés aux
Etats-Unis, S.P.] débarque en ligne directe des régions
méridionales et orientales de l’Europe, où
n’ont jamais prévalu des idées modernes quant
à la condition des femmes ! [à une époque
où les seules femmes à fréquenter en grand nombre
les universités suisses sont originaires de Russie, c’est
un peu fort de café !, S.P.] […] les femmes se
trouvent un peu dans la même situation que leurs mères qui
ont vu donner le droit de vote aux nègres affranchis tandis
qu’on le leur refusait ! C’est-à-dire que ce
sont souvent les éléments les plus illettrés et
les plus grossiers des taudis et des ghettos européens, ne
sachant pas même toujours la langue du pays qui décident
si les femmes américaines seront des citoyennes de leur propre
patrie ! […] dans n’importe quelle région
d’Europe les femmes [sont] au moins gouvernées par des
hommes de leur propre race (sic.), tandis que les Américaines
[doivent] se soumettre au gouvernement d’autant
d’espèces d’hommes que Dieu a faites sur la
terre. »

    Est-il la peine de préciser,
qu’à la même époque, Rosa Luxembourg
soutenait la revendication démocratique
élémentaire du suffrage féminin en expliquant
qu’elle contribuerait aussi à renforcer la lutte des
opprimé·e·s ! Il faut revenir à ces
fondamentaux et ne pas céder à l’hagiographie des
« grandes figures » du suffragisme en
renonçant à en cerner le positionnement, souvent
problématique, du point de vue de l’émancipation
humaine, et donc de celle de l’écrasante majorité
des femmes. Cela m’apparaît d’autant plus important,
que le discours féministe est aujourd’hui de plus en plus
instrumentalisé au profit de positions néocolonialistes
et racistes, qu’on le charge de couvrir d’un mince vernis
démocratiquement acceptable.

Stéfanie Prezioso