Avant et après le séisme: comment ils ont ruiné Haïti

Avant et après le séisme: comment ils ont ruiné Haïti



[…] Les grands médias ont
expliqué que le séisme avait été
provoqué par un glissement de plaques tectoniques le long
d’une faille située sous la capitale de Port-au-Prince, et
que la misère et l’impuissance du gouvernement
Préval avaient amplifié le désastre. Mais ils
n’ont pas tout dit.

«La couverture médiatique du séisme se
caractérise par une déconnexion quasi totale entre le
dés­astre et l’histoire sociale et politique
d’Haïti », explique le militant de la
solidarité avec Haïti, le Canadien Yves Engler. « Ils
répètent que le gouvernement n’était pas du
tout préparé pour faire face à une telle crise.
C’est vrai. Mais ils n’ont pas expliqué
pourquoi. »

    Pourquoi 60 % des bâtiments à
Port-au-Prince étaient-ils mal construits et dangereux,
même dans des conditions normales, selon le maire de la
capitale ? Pourquoi n’y a-t-il pas de
réglementation sur les constructions dans une ville
située au-dessus d’une faille ? Pourquoi la
population de Port-au-Prince est-elle passée de 50 000
habitants dans les années 50 à 2 millions de
miséreux aujourd’hui ? Pourquoi l’Etat a-t-il
été totalement dépassé par les
évènements ?

    Pour le comprendre, il faut examiner une
deuxième ligne de fracture : la politique
impériale des Etats-Unis à l’égard
d’Haïti. Le gouvernement des Etats-Unis, les Nations Unies,
et d’autres puissances ont aidé la classe dirigeante
haïtienne à soumettre le pays aux plans économiques
néolibéraux qui ont appauvri les masses, provoqué
des déforestations, ruiné l’infrastructure et rendu
le gouvernement impuissant.

    La ligne de fracture de l’impérialisme
US a amplifié la ligne de fracture géologique et a
transformé une catastrophe naturelle en une catastrophe sociale.

De Papa Doc au « plan de la mort »

Pendant la Guerre froide, les Etats-Unis ont soutenu les dictatures de
Papa Doc Duvalier et ensuite de Bébé Doc Duvalier –
qui ont régné sur le pays de 1957 à 1986 –
pour faire un contrepoids à Cuba.

    Sous la supervision de Washington, Bebé Doc
Duvalier a ouvert l’économie haïtienne aux capitaux
US dans les années 70 et 80. Les produits agricoles
importés des Etats-Unis ont inondé le pays et
ruiné la paysannerie locale. Des centaines de milliers de gens
sont venus se réfugier dans les bidonvilles de Port-au-Prince
pour fournir une main-d’oeuvre extrêmement bon
marché aux « ateliers de pressurage »
(sweat shops) US situés dans les zones franches.

    Dans les années 80, les Haïtiens se sont
soulevés pour chasser les Duvalier et ont ensuite élu
à la présidence le réformiste Jean-Bertrand
Aristide sur un programme de réforme agraire, d’aide aux
paysans, de reforestation, d’investissement dans les
infrastructures, d’augmentation des salaires et des droits
syndicaux pour les travailleurs.
    En réaction, les Etats-Unis ont soutenu un
coup d’État qui a chassé Aristide en 1991. En 1994,
après que Bill Clinton a envoyé ses troupes sur
l’île, le président élu a retrouvé son
poste, mais à la condition d’appliquer le plan
néolibéral US, appelé « plan de la
mort » par les Haïtiens.

    Aristide a résisté à certaines
mesures du programme US pour Haïti, mais en a mis d’autres
en oeuvre, brisant ainsi la perspective de réformes. Et puis un
jour, les Etats-Unis ont perdu patience devant les résistances
d’Aristide qui refusait de se soumettre totalement, surtout
lorsqu’il a demandé au cours de sa dernière
année de mandat 21 milliards de dollars en guise
d’indemnisations pour son pays. Les Etats-Unis ont imposé
un embargo économique qui a étranglé le pays et
plongé les paysans et les travailleurs dans une misère
encore plus profonde.
    En 2004, Washington a collaboré avec la
classe dirigeante haïtienne dans son soutien aux escadrons de la
mort qui ont renversé le gouvernement puis enlevé et
déporté Aristide. Les Nations Unies ont ensuite
envoyé des troupes pour occuper le pays et le gouvernement
marionnette de Gérard Latortue a été
installé afin de poursuivre les plans néolibéraux
de Washington.

    Le court règne de Latortue a
été marqué par une profonde corruption – lui
et ses partisans ont empoché une bonne partie des 4 milliards de
dollars injectés par les Etats-Unis et d’autres pays
après la levée de l’embargo. Le régime a
démantelé les timides réformes qu’Aristide
avait réussi à mettre en place. Ainsi, le processus
d’appauvrissement et de dégradation des infrastructures du
pays s’est accéléré.

Le paravent du gouvernement Préval

En 2006, les Haïtiens ont massivement élu à la
présidence René Préval, allié de longue
date d’Aristide. Mais Préval n’a pas fait preuve de
beaucoup de détermination et a fini par collaborer avec les
plans US et ignorer la crise sociale qui s’amplifiait.

    En fait, les Etats-Unis, les Nations Unies et les
autres puissances impériales ont court-circuité le
gouvernement Préval en injectant de l’argent directement
dans les ONG. « Aujourd’hui, en Haïti, le
nombre d’ONG par habitant est le plus élevé au
monde » dit Yves Engler. Le gouvernement Préval
n’est plus qu’un paravent derrière lequel les
véritables décisions sont prises par les puissances
impériales qui les mettent en application par
l’intermédiaire d’ONG qu’elles ont choisies.

    Le véritable pouvoir dans le pays n’est
pas exercé par le gouvernement Préval, mais par la force
d’occupation des Nations Unies appuyée par les Etats-Unis.
Sous direction brésilienne, les forces de l’ONU ont
protégé les riches et ont collaboré avec –
ou ont fait semblant de ne pas voir – les escadrons de la mort
d’extrême droite qui terrorisent les partisans
d’Aristide et de son parti Lavalas.

    Les forces d’occupation n’ont rien fait
pour lutter contre la misère, la dégradation des
infrastructures et la déforestation massive qui ont
amplifié les effets d’une série de catastrophes
naturelles – de violents cyclones en 2004 et 2008 et maintenant
le séisme.

    Au lieu de cela, elles se sont contentées de
faire la police au milieu d’une catastrophe sociale et ont commis
les crimes habituels et caractéristiques de toutes les forces de
police. Selon Ban Beeton, dans un article de la NACLA (North American
Congress on latin America, réd) sur les Amériques,
« la mission de stabilisation de l’ONU en Haïti
(MINUSTAH), qui a commencé en juin 2004, a été
marquée pratiquement dès le premier jour par des
scandales de meurtres, de viols et autres violences commises par ses
troupes. »

    Le gouvernement Bush d’abord, puis celui de
Clinton, ont tous deux profité du coup d’Etat, des crises
sociales et des catastrophes naturelles pour étendre les projets
néolibéraux des Etats-Unis.

    Sous Obama, les Etats-Unis ont annulé une
partie de la dette, pour un montant de 1,2 milliard de dollars, mais
n’ont pas annulé la totalité de celle-ci –
Haïti rembourse encore d’énormes sommes à la
Banque Interaméricaine pour le Développement.
L’annulation d’une partie de la dette fait partie de la
mise en scène habituelle destinée à occulter la
véritable politique d’Obama en Haïti, qui est encore
et toujours la même.

Tourisme et surexploitation

En étroite collaboration avec le nouvel envoyé
spécial des Nations Unies pour Haïti, l’ancien
président Bill Clinton, Obama est intervenu pour faire appliquer
un programme économique similaire à celui du reste des
Caraïbes – tourisme, ateliers textiles et
réduction du contrôle de l’Etat sur
l’économie par le biais des privatisations et des
déréglementations.

    Plus précisément, Clinton a
dirigé un plan visant à transformer le nord
d’Haïti en un terrain de loisirs pour touristes,
situé le plus loin possible des bidonvilles de Port-au-Prince.
Clinton a convaincu la compagnie Royal Caribbean Cruise Lines
d’investir 55 millions de dollars pour construire un port le long
de la côte de Labadee, loué jusqu’en 2050. […]

    Clinton a vanté les opportunités
offertes par le développement des « ateliers de
pressurage » lors d’une visite éclair
d’une usine textile de la célèbre Cintas Corp. Il a
annoncé que George Soros avait offert 50 millions de dollars
pour un nouveau parc industriel d’ateliers qui pourrait
créer 25 000 emplois dans l’industrie du textile.
Clinton a expliqué à une conférence de presse que
le gouvernement d’Haïti pourrait créer
« plus d’emplois en baissant le coût des
investissements, y compris le prix des
loyers ». […]

    Une des raisons pour lesquelles Clinton a pu
promouvoir aussi facilement les « ateliers de
pressurage » est que le coup d’Etat appuyé
par les Etats-Unis a éradiqué toute forme de
résistance. Ils se sont débarrassés
d’Aristide et de sa manie qui consistait à augmenter le
salaire minimum. Ils l’ont forcé à l’exil,
ils ont terrorisé ses alliés restés sur place et
ils ont interdit à son parti politique, Fanmi Lavalas, le parti
le plus populaire du pays, de se présenter aux élections.
De plus, le régime issu du coup d’Etat a attaqué
les syndicalistes présents dans les « ateliers de
pressurage ».

    Clinton pouvait ainsi annoncer aux hommes
d’affaires que « Le risque politique en Haïti
est le plus faible que je n’ai jamais vu de ma vie ».

    Ainsi, à l’instar des présidents
américains avant lui, Obama a aidé les classes
privilégiées d’Haïti, a soutenu les
multinationales qui voulaient profiter des coûts de
main-d’oeuvre, a réduit le pouvoir de
réglementation de l’Etat haïtien et a
réprimé toute forme de résistance politique.

    Les conséquences directes de ces politiques
sont un Etat haïtien impuissant, une infra­structure en
ruines, des constructions hasardeuses et une misère noire qui,
conjugués aux cyclones et maintenant au séisme, ont
transformé une catastrophe naturelle en une catastrophe sociale.
[…]


Ashley Smith, Socialist Workers

(trad. « Le Grand soir », coupures et intertitres de la rédaction)