Haïti, l’aide, la dette et les donateurs

Haïti, l’aide, la dette et les donateurs

Devant la détresse d’un peuple et les centaines de
milliers de victimes du séisme, on aimerait bien n’avoir
qu’à se féliciter d’une aide internationale
généreuse, spontanée, simplement
préoccupée de solidarité humaine. On aimerait se
dire que tout cela se fait non pas pour se donner bonne conscience et
ne rien changer, mais comme par atavisme, parce que lorsqu’un
peuple souffre d’autres peuples, depuis toujours, se portent
à son secours. Bref, on aimerait voir, ne serait-ce qu’une
seule fois, une vraie générosité, de celle qui
ignore tout calcul.

    La réalité pourtant s’y oppose.
Prenez l’exemple de la France. Son gouvernement nous l’a
joué « c’est beau, c’est grand,
c’est généreux, c’est la
France ». En passant comme chat sur braise sur son apport
historique à l’enchaînement
d’Haïti : renégociation, en 1825, de
l’indépendance de l’île, contre une dette
équivalente à un an de budget de la France d’alors
(150 millions de francs, soit environ 21 milliards de dollars de nos
jours). La « dette de
l’indépendance », jamais remboursée
par l’Hexagone, mettra le pied à l’étrier de
l’endettement de Haïti, avec pour conséquence
l’appauvrissement du pays, de ses habitants et
l’enrichissement d’une minorité.

    Prenez les Etats-Unis. Ils connaissent fort bien
l’île, pour y avoir séjourné, comme force
occupante de 1914 à 1934. Ils étaient intervenus
prétendument pour apporter la stabilité au pays, en
réalité pour briser les reins à un puissant
mouvement paysan luttant pour une réforme agraire. La population
des campagnes mettra des décennies à s’en relever,
socialement et politiquement. Le temps que les Etats-Unis fassent
advenir la dynastie des Duvalier. L’endettement prend alors des
proportions faramineuses. Il est multiplié par 17,5, passe
à hauteur de 750 millions de dollars pour atteindre
aujourd’hui 1,250 milliard. Lorsque les Duvalier fuient le pays,
ils emportent avec eux environ 900 millions de dollars provenant de
leur saccage, sous l’œil impassible de leur protecteur.

    Prenez la Suisse, qui a une longue tradition
d’aide au développement en Haïti. Elle vient,
à la suite d’une interminable bataille juridique, de
reconnaître le droit à Haïti de
récupérer 7,6 millions de francs appartenant à la
mère de « Bébé Doc »
Duvalier. Mais on sait pertinemment que cette sanguinaire famille a
dispersé son magot aux quatre coins des banques de la
planète. Et que d’autres banques suisses pourraient en
détenir une partie ! Enquête en urgence,
accélération des procédures, bataille pour
l’annulation de la dette ? Tss, tss, tss… On ne foule
pas ainsi la moquette épaisse du secret bancaire, refuge
bienvenu pour dictateurs déchus.

    Lorsque l’on apprend, après la
Conférence de Montréal du 26 janvier, que les pays
donateurs ont juré leurs grands dieux que le gouvernement de
Haïti aurait la haute main sur la reconstruction du pays, on est
donc fondé à éprouver un certain scepticisme.
Ancien premier ministre très complaisant, Gérard Latortue
met pourtant en garde les crédules. Son expérience
après l’ouragan Jeanne (2004) lui fait dire sur les ondes
de Radio Canada que les donateurs, traditionnellement, veulent
gérer ce qu’ils donnent et faire ce qu’ils veulent.
A cette occasion, le Canada lui-même n’avait-il pas
cherché à lui imposer un membre de son propre
cabinet ?

    Sophie Perchelet, vice-­présidente du
Comité de l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM),
a donc raison de souligner que l’aide va s’inscrire dans la
logique des efforts antérieurs du Fonds monétaire
international et de la Banque mondiale, et que, libéralisme
oblige, les populations seront défavorisées et les
ressources naturelles dans le viseur de la privatisation. Pointant
l’énorme inégalité sociale du pays, Jeremy
Hobbs, directeur d’Oxfam souligne le risque d’une
polarisation accrue, d’un accaparement des ressources de la
reconstruction au profit des plus influents et des plus riches (Le
Monde, 26.1.10).

    Quant à la présence des troupes de
l’ONU, sous commandement brésilien, une mission de
solidarité internationale avec, entre autres, le Prix Nobel de
la paix Adolfo Perez Esquivel et des représentantes des
Mères de la place de Mai, a mis en évidence les
atrocités commises par ces troupes et leur rôle dans la
répression des mouvements sociaux. A tel point qu’un
Manifeste pour la désoccupation immédiate
d’Haïti a été lancé par des dizaines de
mouvements sociaux brésiliens et latino-américains.

    Décidément, la solidarité avec
le peuple haïtien ne peut pas faire l’économie
d’une lutte déterminée contre l’ensemble du
système politique et économique international qui
concourt depuis si longtemps à maintenir le pays dans la
dépendance, la misère et la soumission.

Daniel Süri