Interdire les minarets: les apories discriminatoires du libéralisme productiviste

Interdire les minarets: les apories discriminatoires du libéralisme productiviste

La fièvre xénophobe qui
s’est emparée des citoyens suisses lors des
dernières votations peut-elle être comprise comme
l’expression d’une inquiétude face à la
mondialisation néolibérale ? Analyse.

Le succès de la votation populaire helvète sur
l’interdiction des minarets n’est que l’une des
conséquences délétères du paradoxe qui
fonde l’idéologie du libéralisme économique
avec sa prétention à l’application
universelle : dans la perspective de maximiser le profit
économique, il s’agit de favoriser la production et le
libre commerce des marchandises, mais de restreindre la circulation de
leurs producteurs, et davantage encore l’immigration de celles et
ceux qui sont exclus d’un système productiviste
désormais mondialisé. D’une part on supprime toutes
les barrières dont on prétend qu’elles entravent le
marché et la circulation des gains financiers qui en sont
retirés ; d’autre part on restreint par une panoplie de
mesures de discrimination juridique et policière les
libertés fondamentales des ouvriers de la société
productiviste, souvent au nom de la préservation de
l’« identité nationale ».
L’idéologie de l’économie de marché
est devenue national-libéralisme.

Le coup de force permanent

    De forums de Davos en G 8 ou G 20,
cette politique concertée de développement mondial du
capitalisme n’hésite pas à recourir au coup
d’Etat ou à la force militaire quand celui-ci ne parvient
pas à imposer ses intérêts par le contrôle du
marché globalisé ; avec deux conséquences sur
l’identité des individus dans nos sociétés
contemporaines. D’une part à l’interne, elle est
destructrice des repères identitaires partagés et de
l’assise sociale commune que constituent en particulier les
entreprises publiques et les services sociaux. D’autre part
à l’externe, elle empêche l’immigration de
celles et ceux qui sont les victimes des vastes crises
provoquées par un système refusant toute
régulation qui répondrait à des critères
autres que celui du profit : crises économiques,
alimentaires et désormais financières. Sous le masque
d’un nationalisme factice on transforme en peur des autres
l’appréhension d’un futur rendu toujours plus
concurrentiel, « flexible » et
précaire par la désagrégation du lien
social ; ainsi les pays bénéficiaires de la
« mondialisation » parviennent à
dresser leurs propres citoyennes et citoyens, marginalisés et
désécurisés, contre les catégories de
migrants les plus précarisées.

Boucs émissaires

    Successivement dirigée contre les demandeurs
d’asile sri-lankais, puis contre les sans-papiers kosovars, les
survivants des guerres ethnocidaires de l’Afrique noire, les
réfugiés érythréens et désormais les
victimes musulmanes de la guerre aux fronts multiples conduite par les
Etats-Unis et les Européens au Moyen-Orient, la peur de la
désagrégation identitaire, endémique dans un pays
d’emblée multiculturel et plurireligieux, vient
d’être focalisée sur le symbole que
représente le minaret : concurrent implicite du clocher
chrétien censé incarner les indéfectibles valeurs
morales de la civilisation occidentale. Dans le plébiscite
recueilli autour des Alpes par l’initiative contre la
construction de minarets, les responsables sont nombreux. Les partis de
droite d’abord, soucieux de ne pas perdre des électeurs
qui, déstabilisés par la flexibilisation des conditions
de travail et la privatisation des services publics, sont toujours plus
sensibles aux arguments populistes ; Economiesuisse ensuite qui
n’ose pas avouer que son seul souci est d’éviter le
retrait des milliards placés dans les banques helvètes
pour échapper à la taxation fiscale et de favoriser avec
les pays concernés les relations commerciales les plus
asymétriques qui soient ; les Eglises également par la
crainte de voir la tradition chrétienne et ses symboles
architecturaux confrontés à ceux d’un autre
monothéisme ; les autorités politiques enfin et surtout
qui ne font qu’attiser les peurs d’une population de plus
en plus désorientée par les effets de
l’économisme néo-libéral pour justifier les
restrictions des libertés fondamentales à
l’égard des catégories les plus précaires de
la population résidente. Depuis trois décennies, le
Conseil fédéral s’est employé à
introduire dans la loi sur les étrangers et dans celle sur
l’asile toutes les dispositions discriminatoires ayant
échoué, en général de quelques milliers de
voix, en votation populiste. Au moment même du vote sur les
minarets, la Ministre de l’intérieur n’a-t-elle pas
proposé l’interdiction du port de la burka (qui
n’est portée en Suisse que par les quelques femmes des
émirs arabes ayant confié leur fortune aux banques
genevoises) ?

Populisme sans vergogne

    Encore une fois, affiches provocatrices et racistes
à l’appui, on assiste au triomphe d’un slogan
populiste visant une minorité étrangère, par
ailleurs entièrement fantasmée : en Suisse, les
Musulmans proviennent essentiellement du Kosovo et de la Turquie ; ils
représentent moins de 5 % de la population
résidente et à peine 10 % d’entre eux sont
les pratiquants d’un islam laïcisant, à
l’écart de tout intégrisme. Encore une fois le
« ça suffit » populaire que permet la
démocratie directe a été détourné
sur un autre, diabolisé. C’est en fait aux directeurs des
grandes banques et aux patrons des entreprises multinationales ayant en
Suisse un siège social protégé qu’il devait
s’adresser. Acteurs ces quinze dernières années
d’un enrichissement éhonté et responsables
d’une crise qui entraîne chômage et appauvrissement
des plus fragilisés, ils sont à la fois les
bénéficiaires de constants rabais fiscaux et les
promoteurs de la destruction de la propriété sociale de
la population. Les abus dont ils se sont rendus coupables ont des
conséquences incommensurables en face de ceux dont ils accusent
les usagers des services sociaux, en détracteurs
systématiques qu’ils sont d’une
société de coopération civile, de
solidarité économique, sinon de tolérance
religieuse.

Claude Calame