Entretien avec la féministe égyptienne Nawal El Saadawi

Entretien avec la féministe égyptienne Nawal El Saadawi

Nawal El Saadawi, née en 1931,
est une écrivaine féministe et militante, médecin
de formation, née dans le village de Tahla, sur les bords du
Nil. Elle a écrit plusieurs livres consacrés à la
condition des femmes dans le monde musulman, dans lesquelles domine une
critique radicale du système patriarcale, par exemple dans
« Elle n’a pas sa place au paradis »
(1972) ou dans « Femme au degré
zéro » (1975) pour ne citer que deux de ses
ouvrages parmi les plus connus.

Dans votre pays, votre travail est des plus controversés.
Vous avez été emprisonné par le président
Anouar al-Sadate en 1981. Plus récemment, vous avez reçu
des menaces de mort. Qu’est-ce qui malgré ces risques vous
a poussé à écrire ?

J’écris avant tout pour le plaisir de
l’écriture, plaisir dans lequel s’enracinent mes
convictions sociales et politiques. Et ce depuis l’enfance,
où j’ai éprouvé le besoin de tenir un
journal intime, car je ne pouvais pas croire en un Dieu injuste. Je ne
pouvais pas croire en Dieu parce qu’il aimait mon frère
plus que moi, alors je lui écrivais de longues lettres…
Plus tard, mon premier livre [Mémoire d’une femme docteur,
1958] a été écrit à partir de mon
expérience de médecin : c’était un
geste de protestation contre la circoncision des femmes dont je voyais
les dégâts dans mon cabinet, et contre les
« reconstructions » forcées
d’hymen au moyen de points de suture avant les mariages. Ce livre
m’a valu de perdre mon travail.

Cela fait plusieurs décennies que vous menez des combats
féministes. Mais l’excision par exemple est encore monnaie
courante en Egypte. Avez-vous l’impression que la condition des
femmes dans les pays musulmans s’est
améliorée ?

L’histoire avance en zigzag, avec un pas en avant, puis deux en
arrière, puis deux ou trois en avant et à nouveau un en
arrière. Mais elle va de l’avant cependant. La vie de ma
fille en Egypte est ainsi bien meilleure que la mienne. Elle a beaucoup
plus de liberté. Elle vit seule. Elle n’est pas
mariée. Elle est contre le mariage. Elle a acquis beaucoup de
droits grâce aux luttes que nous avons menées. Bien
sûr aujourd’hui, il y a un retour de bâton, avec le
regain d’influence des religions au sein de la politique :
le fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis, le fondamentalisme
juif soutenant Israël, l’intégrisme islamiste. On
voit bien que la religion est une idéologie politique. Les
livres saints sont des livres politiques. Et dans toutes les religions,
Dieu hait les femmes : « j’ai
créé l’homme à mon image, et les femmes en
inférieure. » Je ne peux rester silencieuse face à
cette tromperie.

Mais qu’en est-il de la spiritualité, par opposition aux religions organisées ?

La spiritualité aussi est idéologique. C’est un mot
postmoderne utilisé pour brouiller les esprits. En
réalité, sous ce mot de spiritualité, il y a
surtout le fait que les gens en ont marre du capitalisme dont la
cupidité s’accroît avec la crise. Mais la solution
ne sera pas trouvée dans la quête spirituelle telle
qu’on nous la vend aujourd’hui.

Quel est le rôle de l’écrivain-e dans tout
cela ? Est-ce que l’écrivain-e doit
s’engager ?

Oui, l’écrivain·e doit promouvoir
l’éthique la plus haute et les valeurs humaines
fondamentales : la justice, la liberté,
l’égalité. La plupart des écrivains en
Egypte sont proches du gouvernement, voire travaillent pour lui. Ils
veulent être riches et recevoir des prix. Naguib Mahfouz, qui a
travaillé pour le gouvernement, a eu le prix Nobel. J’ai
été nominée, mais les dissidents créatifs
n’ont jamais le prix Nobel. Le Prix Nobel lui aussi est
idéologique. Naguib Mahfouz était un bon écrivain,
il possédait un art consommé de la narration, mais son
travail ne conduit pas les lecteurs et lectrices à un niveau
plus élevé de conscientisation. C’était un
homme de l’establishment.

Vous signez votre dernier roman qui va paraître en arabe du nom de votre mère, El Saïd. Pourquoi ?

Je n’ai jamais rencontré mon grand-père, le
père de mon père. Pourquoi devrais-je porter le nom
d’un homme qui m’est étranger ? En Egypte, il
y a deux millions d’enfant nés hors mariage, et pour un
enfant, avoir le nom de sa mère est déshonorant. Alors,
avec d’autres, j’ai commencé un mouvement contre
cette coutume. Toute ma vie, j’ai honoré ma mère.
Mon premier livre était dédicacé à
« la femme qui m’a donné la vie et qui a
vécu pour moi sans me donner son nom ». De
même, ma fille a signé ses articles Mona Nawal, du nom de
sa mère. Elle a été trainée devant les
tribunaux égyptiens et accusée d’apostasie pour
avoir signé ainsi. Mais elle a gagné son procès.

En tant que féministe égyptienne, que pensez-vous de
l’idée défendue par certaines féministes
occidentales qui veulent respecter l’authenticité
culturelle des pratiques comme l’excision ou le voile ?
Croyez-vous dans le relativisme culturel? 

Le relativisme culturel est une idée erronée. Mutiler des
enfants va à l’encontre de toute humanité. Pour ce
qui est du port du voile, le plus souvent, il ne s’agit pas pour
les femmes d’un libre choix. Elles se voilent en raison de la
pression sociale, de même que les femmes occidentales qui se
maquillent le font très souvent à cause de la pression
sociale, et non par choix.

    A ce propos, c’est comme pour la
semi-nudité en Occident, qui est due à la pression
sociale qui s’exerce sur les femmes, dans les diners mondains par
exemple. Je ne suis pas contre en soi le fait de dénuder
certaines parties de son corps, mais alors il faut que tout le monde
soit nu, les hommes aussi, et non pas en veston cravate ; ils devraient
montrer leur décolleté eux aussi !


Cet entretien est paru pour la
première fois dans une version plus étendue en juin 2009
sur le site d’information américain « Double
X ». Traduction et adaptation de notre rédaction.