Hugo Loetscher: un écrivain à la marge

Hugo Loetscher: un écrivain à la marge



L’écrivain zurichois Hugo
Loetscher s’est éteint le 18 août dernier à
l’âge de 80 ans. Grand voyageur et auteur érudit
d’une rare originalité, Loetscher était
passé maître dans l’art de la satire sociale.
Dès le début des années 60, dans ses romans et ses
essais, il avait aiguisé son regard ironique sur la
société suisse, ses mythes et son conformisme.
L’occasion d’évoquer son œuvre avec son ami de
longue date, Hans-Ulrich Jost, professeur honoraire à
l’université de Lausanne.

Est-ce légitime d’insérer Hugo Loetscher dans
le cercle des écrivains suisses allemands des années 1960
qui développent une critique sociale de la bonne
société helvétique et de la chape de plomb de la
guerre froide qui étouffe alors toute pensée
progressiste ?

Oui et non. Certes il appartient – aux côtés de Max
Frisch ou de Friedrich Dürrenmatt – à ce groupe
d’écrivains suisses alémaniques qui, au cours des
années 60, exerce une influence grandissante sur l’opinion
publique en développant une critique sociale de la
société helvétique de plus en plus
acérée. Mais Loetscher reste marginal au sein de ce
groupe, pour des raisons personnelles d’abord: les autres
n’apprécient pas toujours son ironie permanente, son
esprit taquin. Avec Frisch par exemple, ça ne passait pas du
tout. Mais surtout parce que Loetscher se méfiait des
écoles et des groupes littéraires. Il revendiquait une
totale liberté. Ce n’était pas un écrivain
explicitement engagé, comme Frisch par exemple.
L’engagement de Loetscher passait par le détour de
l’ironie, il était un commentateur lucide de son temps,
mais toujours en retrait, en marge. C’était un
écrivain inclassable, mais cela ne l’a pas
empêché d’être une voix qui compte dans
l’espace public. A sa mort, les médias en ont fait Le
Grand Monsieur, le Pape de la littérature suisse, ce qu’il
n’a jamais souhaité être…

Un écrivain à la marge donc, mais n’a-t-il pas
engagé une réflexion politique sur la Suisse et son
conformisme à travers un certain nombre de ses
écrits ?

En effet, son refus de devenir le porte-parole de telle ou telle cause,
idéologie ou parti, ne l’a pas empêché
d’aborder dans ses écrits des questions possédant
une teneur hautement politique. Ainsi dans son premier roman, Les
Egouts (1963), il fait une critique acerbe de la bonne
société zurichoise, perçue à partir du
point de vue d’un employé des égouts, figure de
style permettant de révéler les dessous de cette bonne
société. De même, dans son deuxième roman,
La Tresseuse de couronnes (1964), à travers l’histoire
très intimiste d’une femme misérable tressant des
couronnes pour les morts, il met en scène les tensions sociales
extrêmes et le mal politique de la Suisse au cours du premier
conflit mondial. Mais il faut aussi lire ses essais sur la Suisse, par
exemple La Clé de la chambre à lessive (1983), qui est
d’un humour dévastateur!
    D’ailleurs, sa position dans le champ
intellectuel de l’époque montre qu’il n’est
pas en rupture frontale avec la société bourgeoise: il
est certes rédacteur de la revue culturelle Du, qui joue un
grand rôle de rassemblement des intellectuels critiques à
l’époque et il écrit dans la Weltwoche, mais il
rédige aussi régulièrement des chroniques pour la
NZZ…

Sur quels aspects de la « Suissitude »,
mot qu’il employait parfois, s’exerce en particulier
l’ironie de Loetscher ?

Ici, il est sans doute assez proche d’écrivains comme
Frisch ou Dürrenmatt. Il ridiculisait le mythe du Sonderfall,
l’idée que la Suisse est un cas particulier, unique au
monde. Il dénonçait aussi l’enfermement du pays,
culturel, idéologique, politique. Ou encore le phantasme
militaire et les comportements ridicules qui lui sont liés: je
me rappelle que, pour lui, aller à un cours de
répétition de l’armée revêtait un
intérêt ethnologique certain, c’était comme
observer une tribu primitive en Amazonie…

C’était aussi un grand voyageur…

Oui, il utilisait d’ailleurs le détour de
l’altérité pour critiquer la Suisse, notamment le
mythe du Sonderfall. Je me rappelle qu’en revenant d’Inde,
il m’a dit: «là-bas, il y a 42 langues et une
centaine de dialectes, que dire de notre unique et fameux
plurilinguisme dont nous sommes si fiers…». Il
était d’autre part passionné par le Brésil,
dont la littérature est une référence constante
dans ses œuvres: il y a fait des reportages extraordinaires sur
la misère sociale pour des journaux suisses… A ce propos,
il faut souligner que ses reportages ne passaient pas toujours comme
une lettre à la poste en Suisse. Un documentaire qu’il a
réalisé sur le Portugal a été
censuré quelques heures avant sa diffusion, sur intervention
directe du Conseil fédéral: il s’y moquait du
dictateur Salazar, avec lequel le gouvernement suisse tenait à
conserver d’excellentes relations… Sa sensibilité
à la misère sociale s’explique aussi
peut-être par le fait qu’il était lui aussi issu
d’une famille très pauvre; cette dimension est
évoquée de façon touchante dans son autobiographie
Le déserteur engagé (1975 ; titre original: Der
Immune).

Que pensait-il de l’évolution actuelle de la société helvétique ?

Il maintenait un point de vue critique intransigeant mais avec la
conscience que les Suisses ne sont ni pires ni meilleurs que les
autres, que ce ne sont que des hommes. En ce sens, il n’a jamais
rompu radicalement avec la Suisse, comme l’a fait Frisch par
exemple. C’était un cynique, mais un gentil cynique


Entretien réalisé par Hadrien Buclin.