L’affaire UBS révèle la nature de l’Etat

L’affaire UBS révèle la nature de l’Etat



Attaques des fiscs étrangers
contre UBS et ses clients fraudeurs, accords de double imposition
signés en toute hâte par le Conseil fédéral,
revente des actions UBS détenues par la
Confédération: les déboires du vaisseau amiral de
la place financière suisse et la remise en cause du secret
bancaire helvétique continuent à faire la une des
journaux, sans pourtant que les enjeux en soient toujours facilement
saisissables pour le grand public. Une bonne raison pour
solidaritéS de faire le point avec Sébastien Guex,
professeur d’histoire à l’Université de
Lausanne et spécialiste de la place financière suisse.

Un accord à l’amiable a finalement été
trouvé entre le fisc étasunien et l’UBS. Qui sort
gagnant de ce conflit ?

Cet accord est incroyablement favorable à UBS. La banque a
aidé des milliers de riches contribuables américains
à violer les lois de leur pays en fraudant le fisc. En droit
pénal, cela équivaut à du recel et c’est
grave. Pourtant, la banque n’écope même pas
d’une amende ! Plus révélateur encore, un
détail de l’accord précise que si, après une
année, la banque n’a pas respecté ses engagements,
aucune sanction financière ne pourra être prise contre
elle. Je ne peux donc pas imaginer que la Confédération
ne se soit pas livrée à d’autres concessions
significatives en échange. On peut ainsi imaginer – mais
ce ne sont là bien sûr que des suppositions de ma part
– que la Suisse se soit engagée à mener une
politique de surévaluation du franc, ce qui se solderait par une
baisse du coût des exportations et par une hausse du coût
des importations en provenance des Etats-Unis: en gros, cela
signifierait des milliers de chômeurs et de chômeuses en
plus en Suisse et des milliers en moins aux Etats-Unis… On peut
aussi imaginer que la Suisse ait promis d’acheter ses nouveaux
avions de chasse aux Américains, ou que sais-je encore…
La Confédération a d’ailleurs pu aussi montrer les
dents, en menaçant de vendre ses dollars américains par
exemple, ce qui aurait pu entraîner un effet boule de neige sur
d’autres banques centrales et mettre ainsi en difficulté
les Etats-Unis sur le plan monétaire.

L’intervention de la Confédération a donc été déterminante ?

Tout à fait. Avec cette affaire, c’est la vraie nature de
l’Etat bourgeois qui se révèle. Pendant plusieurs
semaines, le cœur même de l’appareil d’Etat et
sa haute administration – départements de la justice, des
finances, des affaires étrangères – se sont mis
entièrement au service d’une banque ayant aidé des
citoyen·ne·s étrangers à violer les lois de
leur pays. Le Conseil fédéral se réunissait en
session extraordinaire une fois par semaine uniquement pour discuter de
l’affaire ! Lorsque des entreprises suisses annoncent des
plans de licenciements massifs, comme cela a été le cas
plusieurs fois ces derniers mois, y compris l’UBS qui
s’apprête à licencier 2000 ou 3000
employé·e·s en Suisse, on n’a
malheureusement jamais vu une telle mobilisation de la part du
gouvernement pour sauver les emplois…C’est que le secret
bancaire est reconnu comme un bien public par le Conseil
fédéral, au même titre que la
sécurité dans les rues ou les transports publics, alors
qu’il ne profite qu’à une petite minorité de
grandes fortunes…

Les douze accords de double imposition que la Suisse a dû
signer pour sortir de la « liste grise » de
l’OCDE sont-il de nature à remettre en cause le secret
bancaire helvétique ?

Pour prendre une image, on pourrait dire que le secret bancaire suisse
est une forteresse à deux murailles. Aujourd’hui,
c’est seulement la porte de la seconde muraille qui est
entrouverte, avec la suppression de la distinction entre fraude et
évasion fiscale. Mais cela ne constitue en rien une levée
complète du secret bancaire, qui supposerait le
démantèlement de la première muraille,
c’est-à-dire un échange automatique
d’informations entre fiscs et entre ceux-ci et les banques. Il
est d’autre part trop tôt pour savoir comment, dans la
jurisprudence future, sera appliquée la suppression de la
distinction fraude-évasion. Les autorités suisses
cherchent ainsi à empêcher les fishing expeditions,
c’est-à-dire que les fiscs étrangers puissent
obtenir des informations de l’Administration
fédérale des contributions sur la base de simples
soupçons et non sur la base de renseignements
étayés et précis (noms des fraudeurs
présumés, des sociétés impliquées,
etc.) Tout cela dépendra de l’évolution des
rapports de force entre les gouvernements suisse et étrangers.

Mais il faut relever ici que, si la distinction entre fraude et
évasion a été supprimée pour les fiscs
étrangers, elle subsiste pour le fisc suisse. La Suisse avantage
les fiscs étrangers par rapport à son propre fisc et le
Conseil fédéral n’a rien entrepris contre les
riches fraudeurs résidant en Suisse : il me semble que
cette position est intenable, ne serait-ce que d’un point de vue
constitutionnel!

Pourquoi assiste-t-on aujourd’hui à une attaque
généralisée contre le secret bancaire de la part
de l’Union européenne aussi bien que des
Etats-Unis ? Est-ce parce que les Etats doivent renflouer leurs
caisses en raison des déficits entraînés par la
crise économique ?

Cette explication avancée par la plupart des commentateurs ne me
convainc pas entièrement. Le déficit des Etats-Unis est
proprement colossal, plus de 10% d’un PIB de 15’000
milliards de francs. Face à de telles sommes, même si le
fisc US récupère quelques milliards en Suisse, cela
n’y changera pas grand-chose. Je pense qu’il faut chercher
l’explication de cette attaque généralisée
et conjointe à laquelle doit faire face le secret bancaire
suisse du côté de l’affaiblissement inédit
des grandes places financières mondiales, notamment
américaine et britannique, à la suite du tsunami
financier de l’année dernière. Rappelons par
exemple, que les quatre plus grandes banques d’affaires
américaines ont à peu près disparu dans la
tourmente financière de l’année dernière, ce
que personne ne pouvait imaginer il y a peu… Dès lors,
les grandes puissances cherchent avant tout, me semble-t-il, à
affaiblir l’avantage concurrentiel que représente le
secret bancaire suisse pour récupérer des parts du
marché très juteux que constitue la gestion de fortune.

Qu’en est-il du prêt qui a été
accordé à l’UBS par la Confédération
et la BNS ? Est-ce que le contribuable suisse risque de perdre
l’argent qu’il a généreusement
prêté à l’UBS il y a quelques mois ?

Il faut bien distinguer deux choses: il y a d’abord la Banque
nationale (BNS) qui a racheté pour 40 milliards de francs
environ de créances pourries, et d’autre part la
Confédération qui a avancé un prêt de 6
milliards lorsque la capitalisation d’UBS était
insuffisante. La valeur des créances pourries est estimée
aujourd’hui à environ 28 milliards de francs. Si la BNS
vendait maintenant ces créances, elle perdrait donc environ 12
milliards. Je dis «environ», car il faut bien souligner
qu’en Suisse, tout cela se fait dans une absence totale de
transparence, contrairement aux Etats-Unis où les débats
sur le renflouement des banques étaient retransmis dans les
journaux et même à la télévision. Il est
difficile de savoir ce que la BNS perdra au final. Mais il existe un
précédent au début des années 90, lorsque
les autorités cantonales bernoises ont racheté les
créances pourries de la Banque cantonale de Berne. Celles-ci
devaient être revendues dans les 10 ans. Au final, elles ont
été revendues 40% moins cher. On peut raisonnablement
estimer que les pertes de la BNS seront du même ordre…
L’argent de la BNS n’est certes pas directement
l’argent du contribuable helvétique, mais il existe une
convention entre la BNS et les collectivités publiques qui
stipule que la banque centrale s’engage à verser 2.5
milliards de francs annuels sur son bénéfice aux
collectivités. Si la BNS réalise une grosse perte, on
peut imaginer qu’elle remette en cause cette convention.

Pour ce qui est de l’argent avancé par la
Confédération, il a été
récupéré sans perte par cette dernière. A
priori il s’agit même d’une affaire rentable, car la
Confédération prêtait à un taux
d’intérêt de 12%. Seulement, le fait que la
Confédération se soit empressée de vendre montre
que le gouvernement n’a aucune volonté de surveiller la
banque, ce qu’elle aurait pu faire en tant qu’actionnaire,
en envoyant un ou plusieurs représentants au Conseil
d’administration. Du coup, tous les beaux discours de la classe
politique sur le contrôle des bonus et des
rémunérations des dirigeants resteront lettre morte. La
bourgeoisie veut à tout prix éviter que la question des
revenus qu’elle s’octroie à elle-même ou
qu’elle attribue à ses serviteurs les plus
méritants devienne une affaire politique, discutée
publiquement.