A propos de l’affaire Khadafi: les droits de la personne et l’état de droit

A propos de l’affaire Khadafi: les droits de la personne et l’état de droit

Que vous ayez tenté, Monsieur le Président de la
Confédération, de vous concilier les grâces
d’un tyran présomptueux et cynique, et de quelques membres
peu recommandables de sa richissime famille, n’étonnera
personne. Quelles qu’en soient les humiliantes et
désastreuses conséquences, votre démarche
s’inscrit en somme dans la politique générale de la
Confédération et singulièrement dans celle de
votre département. En particulier sous votre direction, cette
politique a traditionnellement été de favoriser les
grandes fortunes, qu’elles soient celles de résidents ou
d’étrangers, sans nourrir de grande inquiétude
quant à leur origine : préférence
donnée à la TVA sur l’imposition directe et
progressive, promotion constante de rabais fiscaux
réservés aux plus fortunés, complaisance face
à la politique cantonale des forfaits fiscaux, encouragement
à la concurrence intercantonale avec la sous-enchère
fiscale qu’elle entraîne, complicité avec la fraude
fiscale généralisée par le maintien du secret
bancaire et, finalement, soutien sans condition à l’UBS et
à ses pratiques frauduleuses. Consultant financier
médiocre (sans doute est-ce un pléonasme) et politicien
d’une insensibilité humaine inquiétante, vous
êtes parvenu à mettre définitivement le
Département fédéral des finances, sinon la
Confédération elle-même, au service des plus
riches, quelle que soit la nature de leur fortune et quels que soient
leurs actes.

    En effet par les excuses présentées au
gouvernement de la Libye, vous avez effacé, tout en les
couvrant, les graves atteintes aux droits les plus
élémentaires de la personne dont l’un des fils de
Monsieur Kadhafi et son épouse se sont rendus coupables sur le
territoire helvète; cela non plus n’est pas pour nous
surprendre. Par une double loi sur les étrangers et sur
l’asile que vous avez défendue, des personnes en situation
de détresse ayant cherché refuge dans notre pays sont
désormais les victimes quotidiennes de pratiques analogues:
humiliation, répression, privation de liberté. Non
contentes de contrevenir à la Constitution
fédérale, ces pratiques inhumaines et discriminatoires
enfreignent également les conventions internationales qui,
engageant les droits de l’homme et les libertés de la
personne humaine, portent la signature de la Suisse.
    Mais en Libye vous êtes allé beaucoup
plus loin que les auteurs des pratiques qui, chaque jour, suscitent
notre dégoût et notre désespoir, spectateurs
impuissants que nous sommes d’une politique d’accueil
totalement déséquilibrée et injuste: les riches
sont invités à s’établir en Helvétie
à grands renforts de rabais fiscaux quelle que soit leur
attitude vis-à-vis du respect des doits de l’homme; en
contraste, les plus dépourvus et les plus fragilisés sont
exclus par une loi sur l’asile et une loi sur les
étrangers qui sont devenues pour eux des droits à
l’expulsion. Par une démarche internationale
irresponsable, non seulement vous vous êtes arrogé des
droits qui ne relèvent pas de votre fonction passagère de
Président de la Confédération et vous avez
enfreint la règle de collégialité qui fonde les
décisions du Conseil fédéral. Mais surtout vous
avez commis à l’égard de l’Etat de droit, un
double délit, d’une gravité sans
précédent : d’une part, vous avez
désavoué de manière entièrement
illégitime les autorités politiques et surtout
l’institution judiciaire d’un canton souverain;
d’autre part, vous avez enfreint la règle
constitutionnelle de la séparation des pouvoirs, politique et
judiciaire; c’est pourtant l’un des principes
imprescriptibles – faut-il vous le rappeler? – qui fonde la
démocratie libérale. Par ce double déni du droit
fondamental et démocratique vous avez fait de notre pays un
croisement entre le paradis fiscal qu’il a toujours
été et une république bananière,
gouvernée par le goût du pouvoir anticonstitutionnel et
par le souci du seul profit financier.

    Le résultat concret d’excuses qui
blanchissent tacitement le couple Khadafi? Sans obtenir la
libération des deux otages retenus à Tripoli, vous
êtes parvenu à rendre totalement invisibles les deux
personnes lésées, victimes avérées de
violences de la part des riches représentants de la famille du
Président libyen sur le territoire helvète. Le message
est clair: à la condition que les auteurs du délit soient
fortunés les droits de l’homme peuvent y être
tranquillement bafoués. Cela, nous ne pouvons le tolérer.

    Ce n’est donc pas à la démission
que nous devons vous appeler, mais c’est votre destitution
immédiate que nous réclamons.

Claude Calame*

* Directeur
d’études à l’Ecole de Hautes Etudes en
Sciences Sociales, Paris ; prof. honoraire de
l’Université de Lausanne.