Antiproductivisme et anticapitalisme: de nouvelles convergences

Antiproductivisme et anticapitalisme: de nouvelles convergences



Nous publions ici de très
larges extraits d’une intervention de Philippe Corcuff en tant
que membre du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) lors du
«Contre-Grenelle» 2 «Non au capitalisme vert»,
organisé par le journal «La Décroissance» le
2 mai 2009 à Lyon.

Je suis content de participer à cette journée qui me
semble être une amorce prometteuse de convergences des
anticapitalistes et des antiproductivistes sur le thème de la
critique du « capitalisme vert ».

    Je remercie particulièrement l’équipe du journal La Décroissance
de cette initiative. Parce que souvent les objecteurs de croissance
sont caricaturés et diabolisés de manière fort
injuste, y compris dans les gauches radicales. […]

    Je suis particulièrement attaché
à cet espace de débat et de convergences, parce
qu’avant d’être militant du NPA j’ai
été militant ici à Lyon des Verts. Le lien
anticapitalisme/antiproductivisme m’importe alors beaucoup. Or
l’institutionnalisation des Verts dans la politique
professionnelle dominante, leur ralliement à une version verte
du social-libéralisme porté par le PS, sous la
bannière de Daniel Cohn-Bendit et malheureusement –
tristement je dirais -, du fait de l’admiration que suscite
encore légitimement le courage du militant, derrière
José Bové, ce social-libéralisme vert donc nous
oblige à aller chercher les forces dynamiques de
l’antiproductivisme et de l’écologie politique
ailleurs que chez les Verts. Notre rencontre constitue un premier pas
significatif en ce sens. […]

Une double révolution culturelle

Il me semble qu’on se doit d’avancer dans la voie
d’une double révolution culturelle du côté
des anticapitalistes comme des antiproductivistes. D’une certaine
façon, chacun a à amorcer une auto-analyse critique de
ses propres impensés, et pas seulement des impensés des
autres comme on le fait habituellement, et ainsi à impulser des
changements quant à sa propre vision du monde.
    Révolution culturelle antiproductiviste des anticapitalistes
    Tout d’abord les anticapitalistes que nous
sommes doivent savoir faire preuve d’humilité et
d’auto-analyse critique. C’est-à-dire qu’il
doit y avoir une révolution culturelle antiproductiviste des
anticapitalistes. Depuis le 19e siècle, les différentes
variantes de socialismes anticapitalistes ont souvent été
imbibées de productivisme, d’une orientation au sein
d’une logique de la production pour la production, d’une
croyance que le plus équivaut nécessairement au mieux,
d’une illusion qu’il n’y aurait pas de limites
naturelles au développement industriel, qu’il suffisait
alors de se débarrasser des chaînes de
l’exploitation capitaliste pour résoudre tous les
problèmes. Ce productivisme a été
particulièrement marquant dans les courants dominants du
mouvement ouvrier, la social-démocratie (à
l’époque où elle était encore
anticapitaliste !) et le stalinisme.
    Mais ce productivisme des courants anticapitalistes
prenait déjà racine dans des ambivalences de Marx
lui-même quant à sa critique du capitalisme. Car,
d’une part, Marx semblait marqué par une fascination
productiviste pour le développement industriel qu’il avait
sous les yeux à l’époque en Angleterre. C’est
notamment le thème chez lui du
« développement des forces
productives ». Et puis, d’autre part, il a
amorcé une critique écologiste du capitalisme. Par
exemple, quand il notait dans le livre 1 du Capital en 1867 que :

    « La
production capitaliste ne développe donc la technique et la
combinaison du processus de production sociale qu’en
épuisant en même temps les deux sources d’où
jaillit toute richesse : La terre et le
travailleur. »

    Cette ambivalence de Marx n’est pas
sans liens avec le fait que les héritiers des Lumières du
18e siècle, comme lui, ont souvent été
affectés par une vision non critique d’un
« Progrès » scientifique et technique
supposé intrinsèquement positif. Il ne s’agit
certes pas d’abandonner des pans importants des valeurs des
Lumières : la raison, la science ou le progrès,
mais de leur ôter leurs Majuscules, leur position surplombante et
absolue, pour en faire seulement des paris confrontés à
l’inquiétude écologiste. Ce que j’ai
appelé ailleurs des Lumières tamisées.
    Le NPA, lors de son congrès constitutif, a
justement mis en exergue cette révolution culturelle
antiproductiviste des anticapitalistes sous le terme
« écosocialisme », qui pointe bien que
les héritages socialistes des 19e et 20e siècles les plus
actuels et les plus préservés des dérives
autoritaires ne sont pas suffisants, à eux seuls, pour
répondre aux enjeux du 21e siècle. […]

    Révolution culturelle anticapitaliste des antiproductivistes.

    Mais l’humilité des
anticapitalistes vis-à-vis de leurs retards antiproductivistes,
tout ce qu’ils ont à apprendre des antiproductivistes de
plus longue date, et en particulier des objecteurs de croissance,
devrait avoir comme pendant une révolution culturelle
anticapitaliste des antiproductivistes.
    Il faut alors se débarrasser des mirages de
« la croissance verte » et du
« capitalisme vert », bien mis en
évidence par Hervé Kempf dans son dernier livre, Pour
sauver la planète, sortez du capitalisme (Seuil, 2009).
C’est un mirage qui relève de la pensée magique
chez les biens peu antiproductivistes que sont Sarkozy ou Obama, par
exemple. Cette histoire de « croissance
verte » ou de « capitalisme
vert » c’est comme un tour de passe-passe qui
permettrait, comme par enchantement et en même temps, de sortir
le capitalisme de sa crise financière et la planète de sa
crise écologique. Un nouveau conte de Noël ! Ici on
a bien besoin de la tradition de la raison critique des Lumières
contre l’obscurantisme de la pensée technocratique et
néolibérale.
    Mais les Verts européens peuvent aussi se
laisser prendre, sous des formes différentes, à ces
mirages, et tenter de bricoler une alliance entre un antiproductivisme
modéré et un capitalisme verdi…Capitalisme verdi
que la plupart des courants du PS ont constitué en
référence. Je rappelle que sa dernière
« Déclaration de principes » de 2008, votée par l’ensemble de ses grands courants, explique : « Les
socialistes sont partisans d’une économie sociale et
écologique de marché ».

    Par ailleurs, les pratiques individuelles de
la simplicité volontaire sont, comme les expérimentations
locales, nécessaires à l’invention d’une
nouvelle politique émancipatrice et écologiste. Mais cela
suppose de ne pas demeurer au niveau individuel et local pour accrocher
une micro-politique et une politique globale. Autrement, si on en
restait à un niveau individuel et local, cela pourrait
constituer une autre façon de faire cohabiter antiproductivisme
et capitalisme.[…]

Pistes

Cette nouvelle alliance de l’antiproductivisme et de
l’anticapitalisme à promouvoir suppose peut-être
plusieurs conditions. En tout cas, ce sont des pistes qu’on peut
amorcer du côté des anticapitalistes :

1. Cela suppose une vision
élargie du capitalisme par rapport à nombre de visions
classiques des socialistes et des marxistes. Cela appelle une prise en
compte pas simplement de la « contradiction
capital/travail » (et de l’exploitation capitaliste
du travail) – il faut la prendre en compte, mais ne pas le faire
de manière exclusive -, mais aussi de ce qu’on pourrait
appeler la « contradiction capital/nature »
(et l’exploitation capitaliste de la nature), comme une des
dimensions fondamentales du fonctionnement du capitalisme. Il faut
d’ailleurs réévaluer des figures de la
pensée critique comme André Gorz ou Cornélius
Castoriadis qui ont fourni des outils intellectuels pour aller dans le
sens d’une telle alliance entre antiproductivisme et
anticapitalisme.




2. Il faut ouvrir un débat
critique, nuancé, argumenté – qui ne
prétende pas donner des leçons du point de vue de
vérités supposées intangibles, mais qui
s’efforce aussi d’apprendre dans le débat -, ouvrir
un débat critique donc avec les objecteurs de croissance. Comme
le disait Marx, dans ses « Thèses sur
Feuerbach » en 1845 :
« l’éducateur doit lui-même être
éduqué ». Ainsi la nouvelle forme politique
à inventer ne doit pas nous conduire à continuer à
dire seulement «Je viens vous apporter la vérité.
Je sais des choses et je viens vous les apporter». Ça
c’est la figure de la gauche républicaine classique,
l’instituteur républicain ou socialiste qui vient apporter
la vérité aux masses. C’est aussi la figure de
l’avant-garde léniniste qui vient apporter la
vérité aux masses de l’extérieur, des masses
supposées simplement aliénées. La nouvelle
politique doit aussi savoir écouter, comme l’a mis en
avant le sous-commandant Marcos. Elle doit pouvoir apprendre des gens.
Et les anticapitalistes ont notamment à apprendre des objecteurs
de croissance.


    Lors justement de
son congrès constitutif en février dernier, le NPA a
énoncé une série de « Principes
fondateurs », qui constituent un peu la matrice de ce
premier pas naissante d’une nouvelle force politique. Et le NPA a
essayé d’y lancer ce type de débat. Je cite un
passage de ces « Principes
fondateurs » :


  
 « L’urgence écologique implique de
rejeter l’idée d’une expansion illimitée et
dévastatrice de la domination de l’humanité sur la
planète et par conséquent de toute forme de
productivisme. […] En opposition aux modes de production et de
consommation actuels, nous proposons la relocalisation de
l’économie, la redistribution des richesses, la
décroissance de la consommation des ressources non renouvelables
et la remise en cause des secteurs d’activité
énergétivores, inutiles, polluants ou dangereux, en
particulier le nucléaire. »


    On a là une
piste, dans nos « Principes fondateurs »
mêmes, de direction de dialogue critique avec les objecteurs de
croissance. Après les déconvenues et les impasses
autoritaires du XXe siècle, on se doit d’être
méfiants à l’égard des prétentions
concurrentes à posséder « la »
solution unique et clé en main, qu’on utilise le terme de
« communisme » ou celui de
« décroissance » d’ailleurs.
[…]




3. Il faut peut-être envisager
un processus multidimensionnel de transformation sociale. Certes, il
faut qu’il y ait un travail sur soi des individus sur
eux-mêmes, comme le pointe la simplicité volontaire. Il
faut aussi qu’il y ait des expérimentations locales,
puisque nous voulons inventer de nouvelles façons de vivre, de
travailler, de décider, etc., mais que nous sommes situés
à l’intérieur de cette société
capitaliste, et que nous n’en avons, tout au plus, qu’une
plus ou moins vague intuition. Or si on n’expérimente pas
dès maintenant d’autres solutions, je ne vois pas comment
on pourrait les trouver. Les élections constituent
également un élément important dans ce processus.
Toutefois on ne voit pas comment on pourrait transformer radicalement
une société seulement au moyen des élections.
Comment transformer une société, sans des formes de
mobilisation large de la population, sans l’émergence de
formes d’auto-organisation populaire, sans l’invention de
formes inédites de pouvoir citoyen. C’est-à-dire un
ensemble de dispositifs limitant drastiquement la possibilité
que la révolution sociale et écologiste ne soit
confisquée par les professionnels de la politique, par les
représentants, par ceux dont la politique est le métier.
[…]

    Il me semble donc que personne ne peut
prétendre avoir la solution unique, que le débat est
très important, que l’écoute des autres points de
vue est nécessaire. Nous avons beaucoup à apprendre les
uns des autres. Ce n’est qu’un début, nous avons
tant à lutter, à expérimenter pratiquement,
à explorer, à relire de manière critique les
traditions émancipatrices du passé, à inventer,
à nous confronter aux défis renouvelés du temps,
à débattre, à apprendre donc les uns des autres,
etc. pour faire émerger une nouvelle politique radicale pour le
21e siècle, associant notamment antiproductivisme et
anticapitalisme.

Philippe Corcuff (NPA)