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Tariq Ali: la peur des miroirs
Paris, Syllepse, 2001, 300 P.
Né en 1943 à Lahore, exilé à Londres en raison de son opposition à la dictature militaire au Pakistan, Tariq Ali est un intellectuel critique réputé dans le monde anglosaxon. Ancien dirigeant de la IVe Internationale, il fut, dans les années 1960-70, une figure de la "contre-culture" en Grande-Bretagne. Il est membre, aujourd’hui encore, du comité de rédaction de la prestigieuse New Left Review. Tariq Ali est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages historiques et politiques, et de plusieurs romans. Son prochain livre, à paraître au printemps, aura pour titre The Clash of Fundamentalisms: Crusades, Jihad and Modernity (Verso, 2002). La peur des miroirs est le premier roman de Tariq Ali traduit en français. Il constitue le second volet d’une trilogie consacrée à la "Chute du communisme"1 . Le personnage principal en est Vladimir Meyer, dit "Vlady ", professeur de littérature en ex-RDA. Après s’être engagé activement en faveur de la démocratisation du régime est-allemand, Vlady assiste, impuissant, à la restauration capitaliste dans l’ex-bloc soviétique. Le roman s’organise autour du rapport qu’entretient Vlady avec deux personnages: Karl, son fils, et Ludwig, son père, qu’il n’a jamais connu. Vlady se trouve ainsi en position d’intermédiaire entre la génération qui lutta pour l’avènement du régime communiste et celle qui, aujourd’hui, fait les frais de sa dégénérescence. Karl est sur le point d’accomplir une brillante carrière au sein du parti social-démocrate allemand (SPD). En rupture totale avec le "socialisme à visage humain" prôné par son père, il a pour seule préoccupation l’accession au pouvoir du SPD, et sa capacité à acquérir une "crédibilité" gouvernementale. D’un "réalisme" politique à toute épreuve, il contemple avec mépris les illusions passées et présentes de Vlady: "Votre génération me rend fou parce qu’elle est incapable d’accepter le verdict de l’histoire, dit Karl dans une lettre à son père. (…) Je ne veux pas d’utopies. Je veux une vie tranquille, un gouvernement respectable..." Ludwig, le père de Vlady, appartient quant à lui à la génération des "vieux bolcheviques", celle qui mena à bien la révolution de 1917. Agent du GPU en Europe durant de longues années, il rompt avec Staline en 1937, lors des seconds procès de Moscou. Il annonce, par-là même, son ralliement à la IVe Internationale de Trotski. Se sachant recherché, il se réfugie avec sa famille en Suisse, où, en septembre 1937, il est assassiné par ses anciens camarades. Si la plupart des protagonistes du roman sont fictifs, Ludwig est un personnage historique réel. "Ludwig" est le pseudonyme d’Ignace Reiss - Poretski de son vrai nom. Reiss était un vétéran du parti communiste polonais, qui travailla pendant seize ans au service des renseignements de l’Armée rouge. Critique dès le début à l’égard de la politique stalinienne, il se sent longtemps forcé de ne pas trahir son "camp", en raison de l’émergence du fascisme. Ecœuré par la liquidation des anciens cadres bolcheviques, révolté par la répression des révolutionnaires en Espagne, il rompt finalement avec Moscou. Dans une lettre au Comité central du parti communiste d’Union soviétique, Reiss déclare: "Jusqu’alors j’ai marché avec vous. Je ne ferai pas un pas de plus à vos côtés. Nos chemins divergent! Celui qui se tait aujourd’hui devient le complice de Staline et trahit la cause de la classe ouvrière et du socialisme!" La femme de Reiss, Elisabeth Poretski, elle aussi militante révolutionnaire, a consacré une biographie à son mari2. Léon Trotski rendra hommage, dans plusieurs lettres, au "révolutionnaire courageux" que fut Ignace Reiss. Hanté par la figure de ce père sacrifié sur l’autel du "socialisme dans un seul pays", incapable de se résigner au "réalisme de marché" de son fils, Vlady entreprend d’établir une intelligibilité historique entre les deux. L’ensemble du roman peut être lu comme la tentative de Vlady - c’est-à-dire, en l’occurrence, de Tariq Ali - de combler l’abîme qui sépare l’espérance communiste de Ludwig et le pragmatisme "gestionnaire" de Karl. Mobilisant son excellente connaissance de l’histoire du XXe siècle aussi bien que sa capacité à en incarner les contradictions dans des personnages vivants, Tariq Ali se fait le chroniqueur d’une époque par bien des aspects difficile à interpréter. En ce sens, La peur des miroirs est avant tout un livre de témoignage, qui, sans jamais juger, se borne à essayer de comprendre.
Razmig Keucheyan
- Le premier volet de la trilogie, Redemption, se veut une histoire " officieuse " du mouvement trotskiste international.
- Elisabeth Poretski, Les nôtres, Maurice Nadeau, 1979.
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