Passeport biométrique et dérives autoritaires

Passeport biométrique et dérives autoritaires

Suite à l’aboutissement d’un
référendum fédéral, que solidaritéS
a activement soutenu, le projet de passeport et de banque de
données biométriques sera soumis au vote le 17 mai
prochain. Il faudra dire NON à cet arrêté
liberticide en refusant plus fondamentalement le projet de
société qu’il incarne.

En prétendant répondre aux exigences des accords de
Schengen, auxquels la Suisse a souscrit, le projet du Conseil
fédéral, élaboré par les services de
Blocher et de Widmer-Schlumpf, va en réalité beaucoup
plus loin. Non seulement le passeport biométrique, muni
d’une puce RFID contenant une photo portrait, des empreintes
digitales, et demain d’autres renseignements (scan de
l’iris, voix, etc.), sera imposé à tout le monde,
mais il en sera de même de la carte d’identité
(même si le Conseil fédéral fait mine pour la
votation de renoncer à cette exigence). Surtout,
l’ensemble des renseignements ainsi collectés seront
centralisés dans une banque de données
fédérale. Le Big Brother d’Orwell n’aurait
jamais rêvé d’un tel outil

Condamner des excès ou refuser une logique ?

L’argumentaire des verts et des socialistes condamne les
excès de Berne. Il ne discute pas la nécessité
d’un passeport biométrique (Schengen oblige), mais refuse
une carte d’identité sur le même modèle, et
bien sûr la constitution d’un fichier central contenant ces
données sensibles. Cette option a en effet été
rejetée par la majorité des pays, en particulier par
l’Allemagne. Entre-temps, l’UDC s’est aussi
prononcée contre l’arrêté soumis au vote,
invoquant aussi les compétences nouvelles que s’arroge le
Conseil fédéral et le prix élevé de ces
nouveaux documents d’identité. La Fondation
alémanique des consommateurs appelle également à
voter NON.
    La campagne des opposant·e·s invoque
d’autres arguments encore. Par exemple, des autorités
étrangères et des compagnies privées (comme les
voyagistes) pourraient être autorisés à saisir des
informations personnelles concernant des citoyen·nes suisses.
Enfin, la technologie RFID n’est pas à l’abri de
fraudes : risques embarrassants de « faux
rejets » lors de contrôles rapides aux
frontières, lecture de données personnelles par des tiers
non autorisés, contrefaçons possibles, etc.

L’Etat totalitaire doit beaucoup à l’Etat de droit

Pourtant, l’essentiel est ailleurs. Il renvoie aux formes que
prend le pouvoir souverain de l’Etat moderne sur la population,
ce que l’historien français Michel Foucault a
appelé le biopouvoir, une discipline systématique des
corps et des âmes, imposée en Europe dès le 17e,
mais surtout au 18e siècle, avec l’avènement du
capitalisme. En réalité, l’Etat ne se contente plus
de surveiller la société, il s’efforce de la rendre
lisible en l’enregistrant minutieusement pour mieux
l’étreindre (impôt, conscription, répression,
etc.). La numérotation des immeubles des quartiers populaires au
19e siècle, qui a suscité de vives résistances,
participe aussi de cet effort.
    Sous ce rapport, le contrôle de la circulation
de la main d’œuvre est l’une des mesures les plus
importantes développées par l’Etat moderne. La
généralisation des dispositions contre le vagabondage le
prépare. Elle suscite l’essor de documents administratifs
obligatoires : passeports, laissez-passer, sauf-conduits,
lettres de recommandation, etc. Pour cette raison, les
révolutionnaires français revendiqueront
l’abolition des passeports et placeront la liberté de
circuler parmi les droits naturels. En 1791, le premier
« droit civil et naturel » sanctionné
par la Constitution est celui « d’aller, de rester,
de partir ». L’Assemblée abolit même
l’usage des passeports pour la population française,
même si la guerre civile et aux frontières ne permettra
pas l’application durable de cette décision.1

Enregistrés comme des criminels…

En 1803, en réintroduisant le « livret
ouvrier », Napoléon donne un coup
d’arrêt à la libre circulation, renouant ainsi avec
les pratiques de l’Ancien Régime. Celles-ci vont se
généraliser à l’échelle
internationale, dès la fin du 19e siècle, afin de mieux
contrôler les étranger·e·s. Des documents
d’identité de plus en plus sophistiqués,
inspirés des techniques d’identification criminelle, sont
dès lors imposées aux migrant·e·s :
délivrance de « carnets de nomades »
aux Roms, enregistrement des travailleurs étrangers au moyen des
techniques de Bertillon 2, puis des empreintes digitales,
obligation faite aux Chinois d’Amérique de porter un
certificat muni pour la première fois de photos
d’identité, etc.
    Pour le philosophe italien Giorgio Agemben, qui a
théorisé le plus systématiquement cette opposition
entre le « pouvoir souverain » et la « vie
nue », la figure du « camp » est
« l’espace d’exception » où se
révèle le plus crûment la nature du biopouvoir de
l’Etat moderne au 20e siècle, dans la mesure où
elle y renonce délibérément à distinguer la
règle de l’arbitraire.3 Or, il faut se garder
de réduire cette exception à celle, extrême, des
camps d’extermination nazis, pour la considérer sous ses
formes plus banales, comme les prisons, les centres de détention
administrative de migrant-e-s, voire l’enregistrement
systématique des données biométriques de
populations entières. En effet, l’Etat de droit porte
toujours en lui un Etat totalitaire, ce que Marx avait bien
perçu en considérant tout Etat, en dernière
instance, comme une dictature de classe.
    La généralisation inquiétante
de l’application des techniques d’identification criminelle
– photographies, empreintes digitales, scans de l’iris,
empreintes génétiques, etc. – à
l’ensemble des citoyen·nes, soi-disant pour mieux leur
garantir la protection de l’Etat, semble donner corps
aujourd’hui à de telles inquiétudes. Au seuil
d’une crise généralisée du capitalisme qui
voit se multiplier les dérives autoritaires, nous aurions tort
de ne pas prendre ces dangers très au sérieux.

Jean Batou


1    John
Torpey, L’Invention du passeport. Etats, citoyenneté et
surveillance, Paris, Belin, 2005 (éd. originale en anglais,
2000).
2    Il s’agit d’examens permettant de
mesurer une série de données anthropométriques
(tête, oreille, avant-bras, doigts, pied, etc.).
3    Giogio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.