« Le secret bancaire permet une escroquerie généralisée »

« Le secret bancaire permet une escroquerie généralisée »

Ces dernières semaines, les
milieux économiques et le Conseil fédéral ont fait
preuve d’une grande nervosité à
l’évocation d’une réforme, voire d’un
abandon du secret bancaire, sous la pression croissante des Etats-Unis
et de l’Union européenne.


Mais à quoi et à qui
sert cette pratique que l’UDC voudrait hisser au rang de principe
constitutionnel ? Quelle est son importance pour le capitalisme
helvétique ? Peut-on imaginer que le secteur bancaire y
renonce ? C’est pour esquisser quelques
éléments de réponse à ces questions que
nous nous sommes entretenus avec Sébastien Guex, professeur
d’histoire contemporaine à l’Université de
Lausanne.

A quoi et à qui sert le secret bancaire suisse ?

Le secret bancaire, qui empêche les autorités fiscales
d’accéder aux informations concernant les
dépôts et les titulaires des dépôts des
banques suisses, a pour fonction première de protéger
ceux qui fraudent le fisc. Mais pour la très grande
majorité de la population, cette fraude est tout simplement
impossible, puisque nous sommes directement imposé-es en
fonction de notre certificat de salaire ou du montant de nos retraites.
Les tricheurs se recrutent donc essentiellement parmi cette
minorité qui n’a pas besoin de vivre de sa force de
travail, car elle vit du travail d’autrui : les
capitalistes, principalement les millionnaires et les milliardaires.
Inutile de préciser que lorsque les plus riches ne paient pas
d’impôts, c’est à la majorité de la
population de passer à la caisse à leur place. Le secret
bancaire permet donc une escroquerie généralisée,
aux dépens des salarié-es et au profit des plus
riches !

On évoque beaucoup ces temps-ci les notions de fraude
fiscale et d’évasion fiscale, notamment parce que le Parti
socialiste réclame la suppression de cette distinction. En quoi
consiste-t-elle exactement ?

Remarquons que pendant longtemps, le Parti socialiste réclamait
la levée pure et simple du secret bancaire. Mais le PS semble
s’aligner de plus en plus, malgré les gesticulations de
son président, sur les positions de sa Conseillère
fédérale, Micheline Calmy-Rey, qui défend bec et
ongles le secret bancaire. C’est particulièrement
regrettable.
    En Suisse, la loi précise que s’il y a
seulement – pardonnez du peu ! – évasion
fiscale, c’est-à-dire si un contribuable ne déclare
pas l’entièreté de son revenu ou de sa fortune, il
ne s’agit que d’un délit civil. Dans ce cas, la
levée du secret bancaire est extrêmement difficile,
même dans les cas très fréquents où un pays
étranger, soupçonnant qu’un de ses contribuables
dissimule sa fortune en Suisse, dépose une demande
d’entraide judiciaire. Seule une fraude fiscale
avérée permet la levée du secret bancaire. Mais le
plus souvent, les gouvernements étrangers n’ont pas de
preuve avérée de la fraude, seulement des
soupçons, et c’est bien pour ça qu’il
sollicitent, en vain, l’entraide de la Suisse !
C’est dire l’aspect restrictif de cette clause. Le plus
souvent, même en cas de forts soupçons, les fraudeurs
peuvent dormir tranquilles puisque la levée du secret bancaire
ne sera pas accordée par la Suisse.

Est-il possible d’estimer à combien
s’élèvent les sommes détenues par les
banques suisses sous couvert du secret bancaire ?

Le secret bancaire suisse à quoi s’ajoutent plusieurs
autres atouts importants de la place financière suisse (grande
stabilité politique et monétaire, force du franc,
fiscalité très attractive), provoquent un afflux massif
de capitaux étrangers depuis plus de 80 ans. Les sommes en jeu
sont proprement colossales : on estime que les banques suisses
gèrent environ 30 % de la fortune privée mondiale.
Un pactole actuellement de l’ordre de 3000 milliards de francs
suisses ! Du même coup, les Etats d’où
proviennent ces fonds sont privés de ressources fiscales
très importantes, au moins 50 ou 60 milliards de francs suisses
par an, dont un quart voire un tiers seraient issus des pays pauvres,
pour lesquels le secret bancaire suisse représente donc une
saignée particulièrement dramatique.

Pourquoi les attaques des USA et de l’Union européenne
contre le secret bancaire se sont-elles intensifiées à ce
point ces derniers mois ? Le secret bancaire ne date pourtant
pas d’hier.

L’origine du secret bancaire est en effet à chercher dans
la période suivant la Première Guerre mondiale. Depuis
lors, les remises en cause du secret bancaire par les gouvernements
étrangers n’ont pas cessé : l’histoire
du secret bancaire est avant tout l’histoire de la défense
du secret bancaire par les classes dominantes helvétiques…
    Les pressions se sont fortement accrues ces derniers
mois en raison de la formidable crise bancaire qui a
éclaté l’été dernier. D’abord,
cette crise a accru la compétition entre les places
financières ; ensuite la place financière suisse
et en particulier son vaisseau amiral, l’UBS, sont
considérablement affaiblis et prêtent donc davantage le
flanc aux attaques ; enfin, les gouvernements étrangers
ont investi des sommes publiques fantastiques dans le sauvetage de
leurs propres systèmes bancaire et industriel, ce qui se
traduira  par une augmentation d’impôts et des plans
d’austérité. Il sera difficile de faire accepter de
telles mesures aux salarié-es si d’autre part, rien
n’est fait pour lutter contre l’évasion fiscale des
riches.

Comment envisagez-vous l’évolution de la situation ?

Face à la pression extérieure, les milieux dirigeants
suisses vont chercher à gagner du temps, notamment en proposant
une entraide accrue en cas d’évasion fiscale
particulièrement grave, voire en supprimant la distinction
fraude-évasion, ce qui serait encore loin de signifier une
suppression du secret bancaire lui-même. Sur le front
intérieur, les milieux dirigeants vont chercher à
renforcer l’union patriotique autour du secret bancaire :
mais le sempiternel argument des emplois et de la
prospérité suisse qui seraient garantis par le secret
bancaire est aujourd’hui plus difficile à mettre en avant,
puisque ces mêmes milieux annoncent dans le même temps la
suppression de dizaine de milliers d’emplois !