Elif SHAFAK « La Bâtarde d’Istanbul »

Elif SHAFAK « La Bâtarde d’Istanbul »

Ed. Phebus, Paris, 2007 ou éd. 10/18 Domaine étranger, Paris 2008

Il y a une règle d’or de la prudence féminine
stambouliote : « ne répondre sous aucun
prétexte, quand on est harcelée dans la
rue ». Zeliha ne l’a pas suivie. Et la voilà
dans la salle d’attente d’un gynécologue. Mais
l’avortement de la « jeune demoiselle »
rate. « Ce n’est peut-être pas une
fille », la console le gynécologue compatissant.

    Quelques mois plus tard arrive au monde Asya.
C’est une fillette que Zeliha, la jeune mère
célibataire, élève avec la complicité des
femmes de sa famille, qui nous sont peintes avec beaucoup d’amour
et tendresse, chacune d’elles nous étant montrée
avec son caractère plus ou moins pittoresque.

    Les hommes paraissent absents; toutefois, on les
mentionne dans les récits, qu’il s’agisse d’un
arrière grand-père mort lors d’une guerre ou
d’un fils adulé, que sa mère a envoyé aux
Etats-Unis, à l’abri du « mauvais
œil », et qui ne donne pas de ses nouvelles. Sans
s’ériger en juge, Elif Shafak nous présente une
galerie de portraits féminins. La difficulté de leur
situation n’entame pas leur humour ni leur capacité de
rire d’elles-mêmes.

    Les années ayant passé et Asya, la
« bâtarde », étant devenue une
jeune femme, nous sommes menés à l’autre bout du
monde. En Arizona, nous rencontrons Armanoush, qui est
américaine par la mère et arménienne par le
père. Elle s’endette en achetant des quantités
faramineuses de livres, car elle veut comprendre, apprendre, tout
savoir sur les origines de son peuple.

    Les aïeuls d’Aramoush avaient fui la
Turquie en 1915 pour échapper au génocide. Il se trouve
que la mère d’Armanoush, qui a divorcé, s’est
remariée avec le turc Mustafa. Aidée par ce gentil
beau-père, la jeune Américaine arrive à Istanbul,
où elle est accueillie à bras ouverts par la famille
d’Asya. Après avoir accompagné Armanoush et sa
guide Asya dans les bistrots d’Istanbul, nous assistons à
leurs nuits passées à la maison à discuter de
chansons à la mode, de livres, de la Turquie et de son histoire,
et forcément du génocide. Les deux amies en
débattent avec ardeur et fraîcheur, sans se rendre compte
qu’elles sont en train de briser un grand tabou de
l’histoire contemporaine.

    Imprégnée des récits de sa
grand-mère arménienne, Armanoush se lance dans un
réquisitoire implacable; mais Asya n’est pas à
court d’arguments et parle d’une époque où
les femmes turques, grecques, arméniennes et juives se
respectaient et se liaient d’amitié dans une Istanbul
cosmopolite et prospère. Au fil des débats, leur
argumentation s’affine en même temps que leurs convictions
admettent des doutes et la question cruciale :
« Que sait-on vraiment de ses
origines ? » Les langues se délient, la
discussion est ouverte, l’histoire avance.

Anna Spillmann-Andreadi

Claire SAGNIÈRES « Le camion jaune »

Ed. Le Manuscrit, Paris, 2008, 230 p.

Une femme seule avec une petite fille… Pour rompre sa solitude,
elle a acheté un camion jaune qu’elle a
aménagé en mobile home et elle sillonne les routes de
Suisse et de France, elle visite des châteaux et des monuments,
des grottes et des forêts, elle choisit soigneusement ses
restaurants et ses places de camping, mais la solitude la ronge. Marthe
cherche un père pour sa fille et, par le biais de petites
annonces, elle rencontre quelques hommes, plutôt sympathiques et
ouverts, mais les rapports en restent au niveau de
l’ébauche. La fillette grandit et étouffe dans une
relation trop étroite, elle réclame un tiers. Les voyages
en camion jaune ne suffisent plus à les distraire, ni
l’une ni l’autre. L’ennui les poursuit. Puis
brusquement, Marthe est accompagnée dans sa parentalité
et ses balades. Une autre femme l’a rejointe, et c’est avec
une femme, dans un couple homosexuel, quelle élèvera sa
fille, et poursuivra ses voyages.

    Claire Sagnières, militante féministe,
ancienne médecin, se lance dans l’écriture. Elle a
su rendre cette errance, métaphore du voyage intérieur,
lancinante et angoissante. Elle s’arrête un peu abruptement
sur une fin heureuse : l’acceptation de son
homosexualité. Un premier roman avec des promesses…

Maryelle Budry

Marie-Andrée CIPRUT « Flore de femmes, Féminitude et influx migratoires »

Ed. Ibis Rouge, Matoury, 2008, 175 pages

Nous connaissons déjà Marie-Andrée Ciprut, qui a
présenté en 2004 à L’Inédite son
essai sur le métissage : Outre-Mère,
L’Harmattan. Psychologue-psychothérapeute d’origine
antillaise, elle jongle avec l’interculturel depuis son plus
jeune âge et a consacré sa vie professionnelle à
des thérapies de migrant·e·s, entre autres
à Pluriels, centre de consultation et d’études
ethnopsychologiques qu’elle a co-fondé à
Genève en 1996. C’est donc en ethnopsychologue et en
citoyenne du monde que Marie-Andrée Ciprut nous parle des
femmes, méprisées et maltraitées partout dans le
monde. Excisées, voilées, mariées de force,
tuées au nom de l’honneur, sous-payées, battues,
violées… et pourtant si fortes et si aimantes ! Ce
tour de la terre ne nous présente pas tant des victimes que des
femmes qui luttent la tête haute, comme ces Mères-Courage
des Antilles à la fois femmes maîtresses et
maîtresses femmes qui revêtent la plupart du temps la
triple casquette de mère, de père et d’amante,
assurant de front les responsabilités qui incombent à ces
trois fonctions. Ou ces
« sans-papières » suivies en
thérapie qui, à force de ténacité, arrivent
à s’épanouir, même dans l’exil le plus
dramatique.

    Mais, constate Marie-Andrée Ciprut, à
travers les recherches, réflexions et récits de
thérapie qui constituent Flore de femmes, ces qualités et
ces forces si admirables, les femmes oublient de les mettre en valeur.
C’est pourquoi l’ouvrage se termine par un appel à
la mobilisation collective et par une longue liste de noms de femmes
qui ont lutté pour leurs droits et qui ne sont pas assez
reconnues. Cette grande histoire de la lutte des femmes pour
accéder au pouvoir politique mériterait à elle
seule l’achat de ce livre. Comme le dit la
préfacière, ancienne déléguée
à l’égalité à Genève :
« Ecrire au sujet des femmes, on ne le fera jamais
trop ».

Maryelle Budry