Révoltes de la faim. ¡Queremos comer!

Révoltes de la faim
¡Queremos comer!

Les révoltes des 19 et 20 décembre 2001 ont renversé le gouvernement élu mais le
prix de cette victoire est lourd: 28 morts, 354 blessés et 2500 arrestations et son
issue reste incertaine. Nous en dégageons les premières leçons.

Tous les slogans repris dans cet article ont été criés lors des manifestations et recueillis par Néstor Kohan,
La política en las calles y la crisis del liberalisme, Buenos Aires 22.12.2001

Sujet social: le peuple

« Ya se acerda nochebuena
Ya se acerca navidad
Pero el pueblo está en la calle
Y el gobierno ya se vá…
« 
“Voici qu’approche la Sainte Nuit
Voici qu’approche Noël
Mais le peuple est dans la rue
Et le gouvernement s’en va…”

Ce ne sont pas tant les salarié-e-s, victimes de réductions
de salaires, ou de dégradations de leurs conditions
de travail qui se dressent contre le gouvernement
corrompu et le renversent en quelques heures, pour la
première fois de l’histoire de l’Argentine mais le « peuple ».
Cette force sociale, que nous préférons désigner
par le terme de « prolétariat », regroupe les chômeurs et
chômeuses, les jeunes, les personnes âgées, les mères
de famille et leurs enfants… soit tous ceux et celles qui
sont progressivement privés des biens indispensables
à leur existence et d’un salaire ou autres revenus leur
permettant de se les procurer. Comme l’explique un
dirigeant du mouvement: « Lorsque nous avons commencé , il y a plus d’une décennie, le problème fondamental
des gens était la pénurie de logements (…).
Maintenant c’est bien pire, c’est le manque de travail:
l’usine s’est déplacée dans le quartier ». Et l’auteur de
l’interview de commenter: « L’organisation syndicale est
devenue territoriale, les grèves ont été remplacées par
des barrages routiers (…), le sujet social homogène
est devenu sujet hétérogène et multiforme, l’homme
adulte protagoniste des luttes syndicales disparaît face
aux femmes et aux jeunes qui sont aux premiers rangs
de la révolte
 » (Raúl Zibechi, Le retour de l’Argentine
plébéienne, Brecha, 28.12.2001).

Avant-garde: discrète

« ¿Adónde está?
Que no se vé
Esa famosa CGT »
 » Madres de la plaza de Mayo
El pueblo las abraza…
« 
“Où est-elle?
On ne la voit pas
Cette fameuse CGT.
Mères de la Place de Mai
Le peuple vous embrasse”

Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales
traditionnelles qui orientent et conduisent la
révolte. Le modèle d’organisation est recherché –
faute de mieux – par les manifestants chez les mères
des enfants « disparus », assassinés par la dictature
militaire, qui résistent obstinément depuis sa chute en
1983 et deviennent ainsi une référence pour toutes les
victimes de ces autres dictateurs organisés dans le
FMI et la BM et qui torturent et tuent par la faim et la
misère les nouveaux « disparus… sociaux ». Comme
les plus âgé-e-s, les plus jeunes s’auto-organisent:
« Une jeunesse extrêmement combative qui ne se sent
pas représentée par les partis traditionnels du système,
ni par la bureaucratie syndicale ou par les institutions
de jeunesse de l’Eglise
 » (Néstor Kohan, Enseignant à l’Université populaire
Mères de la Place de Mai, 22.12.2001).

Ainsi, faute
d’être appuyé par des organisations révolutionnaires
« le mouvement ouvrier s’est vu privé de la possibilité
d’intervenir organiquement dans les mobilisations
 »
(Alberto Bonet, rédacteur de la revue marxiste
Cuadernos del Sur). Le mutisme des organisations de
la classe ouvrière salariée dans les manifestations
prolétariennes est d’autant plus préoccupante que la
petite bourgeoisie, partie prenante du mouvement
d’ensemble contre le néolibéralisme, révoltée mais
sans boussole de classe qui la guiderait vers une
issue progressiste, reste à la merci des marchands
d’illusions nationalistes chauvines, populistes ou
réformistes.

Un autre monde possible frappe
à la porte

« Sean eternos los laureles
Que supimos conseguir
Coronados de gloria vivamos
¡O juremos con gloria morir!
« 
“Soient éternels les lauriers
Que nous sûmes obtenir:
Vivons couverts de gloire
Ou mourrons glorieusement!”

(Strophe de l’hymne national argentin
chantée un peu partout par les manifestants)
Faute d’alternative révolutionnaire, la bourgeoisie tentera
d’imposer par la force de son armée, de sa police
ou de sa démagogie populiste, ses propres réponses
aux attentes du peuple. Mais « le fait que le capitalisme,
du moins dans sa version néolibérale, soit un
désastre pour les travailleurs est une idée d’ores et
déjà acquise par beaucoup » (Roberto Ramirez,
Catastrophe économique et sociale, crise politique et
renouveau des luttes en Argentine, Carré Rouge,
automne 2001). Est aussi acquis, par une frange
croissante des sans emploi, le fait que la distribution
des richesses produites par le travail humain et la
nature n’a plus à passer par leurs marchandisation,
soit par la médiation, devenue illusoire pour des
millions de pauvres, du salaire nécessaire à les obtenir.
Ainsi, des initiatives alternatives de contrôle de la
classe ouvrière sur la production et de la distribution
des fruits de son travail se multiplient:

« Nous vivons une sensation de plénitude, de récupération
de notre dignité
 » (Raúl Zibechi, Brecha,
21.12.2001) confie un manifestant ayant participé au
partage et à l’échange de marchandises déprivatisées,
soit dont la confiscation a permis d’en transformer la
valeur d’échange en valeur d’usage, comme cela s’est
fait largement dans les quartiers pauvres et entre voisins.
N’en déplaise aux médias bourgeois qui ne veulent
y voir que le « saccage » par quelques accapareurs
« ennemis de la République » des biens d’autrui à des
fins d’enrichissement! L’ »argentinazo » a réussi le sixième
renversement de gouvernement en Amérique
Latine par une mobilisation populaire, après celles qui
ont renversé Ferrnando Color de Melo (Brésil 1992,
Abdalá Bucaram puis Jamil Mahuad (Ecuateur, 1997 et
2000), Raúl Cubas (Paraguay, 1999) et Abberto
Fujimori (Pérou, 2000) (Raúl Zibechi, Brecha,
28.12.2001). L’ »argentinazo » a créé un vide de pouvoir
mais ne l’a pas pris. Faute d’alternatives à la décomposition
de ses institutions politiques, le système capitaliste
est aux abois : une occasion historique pour la
gauche révolutionnaire argentine d’en hâter la fin.

Objectifs: renverser le gouvernement

« Baila la hinchada baila,
Baila de corazón
Sin radicales, sin peronistas,
Vamos a vivir mejor
« 
“Danse peuple, danse
Danse de tout ton cœur
Sans radicaux ni péronistes,
Nous allons vivre mieux”

L’objectif est donc de renverser le gouvernement
bourgeois qui détourne à son profit, épuise et détruit
les richesses du pays largement suffisantes à assouvir
les besoins essentiels. Mais l’activité industrielle –
privatisée, pour l’essentiel – a chuté de 11.6% au
mois de novembre 2001 par rapport à l’année précédente
et on estime à 150 milliards de dollars le capital
en fuite – dont 26 au cours de l’année 2001 (Página
12, 2.1.2002) – détourné en toute « légalité » par la
bourgeoisie. C’est avec la même « légalité » que les
manifestants récupèrent les marchandises accumulées
par la même bourgeoisie dans les supermarchés
dont l’accès est interdit à un nombre sans cesse
croissant de démunis. La bourgeoisie tiraillée entre la
défense de ses profits et celle de son pouvoir est en
crise: « L’échec du modèle (économique) consiste justement
dans le fait qu’il n’est même pas capable d’imaginer
ce que pourrait être le lendemain de ses propres
enfants
 » (Raúl Zibechi, Brecha, 28.12.2001). Ce
mépris du « développement durable » des êtres
humains est fortement ressenti et se manifeste, par la
haine vouée aux directions politiques, aux partis bourgeois,
réformistes et populistes et aux syndicats qui
les appuyent sans scrupules.

Motivations: la faim

« ¡Queremos comer!« 
“Nous voulons manger!”

En effet, « Chaque jour, plus de 2000 Argentins passent
sous le seuil de pauvreté
 » (Le Monde, 22.12.2001).
Ces victimes luttent moins pour l’amélioration de
leurs conditions salariales permettant l’achat de marchandises
– le taux de chômage a atteint 40% (Ibid) –
que pour le droit de vivre et non seulement de manger,
de se loger et d’être soignés mais de conserver
leur intégrité mentale. Or le nombre de consultations
pour stress, dépression ou attaques de panique a
augmenté de 300% depuis l’entrée en vigueur des
mesures limitant le retrait de leur argent, le 3 décembre
dernier. « Neuf patients sur dix parlent exclusivement
de thèmes économiques car ils ne peuvent pas
penser à autre chose
 » explique le président de
l’Association psychanalytique argentine. Et l’un des
médecins de cette Association d’expliquer:
« Jusqu’à présent, les gens étaient plus ou moins
convaincus que leurs sacrifices allaient permettre de
remettre le pays sur les rails. Mais maintenant on leur
séquestre leurs biens de façon obligatoire et violente,
d’où le stress et la dépression
 » (Le Monde
20.12.2001, d’après le quotidien argentin Clarín).

Stratégie: élargissement
géographique et social

“¡Qué cagazo !,¡qué cagazo!
Echamos a De la Rua
Los hijos del cordobazo…

“Quelle pétoche, quelle pétoche!
Les enfant du « cordobazo »
Avons chassé De la Rua”

La révolte des 19 et 20 décembre est une étape d’un
long processus de mobilisations parties des provinces
les plus reculées et se dirigeant vers Buenos Aires et
la place de Mayo, siège et symbole du pouvoir. Cette
avalanche, qui grossit d’années en années et dévale
progressivement sur le pays entier commence avec les
émeutes de Santiago del Estero, le « Santiagazo » de
1993, dans la province de Neuquén en 1996, l’année
suivante dans la province de Buenos Aires, puis, dès
mars de cette année, avec la multiplication de barrages
routiers, les « piquetes », les manifestants ont atteint la
capitale. « Les routes sont les veines du capitalisme et
nous les coupons » explique un « piquetero ». Ceux qui
n’osaient pas encore s’affronter à la police peut s’associer
à ces actions directes illégales en appuyant
symboliquement l’initiative réclamant des « salaires de
citoyenneté  » pour les chômeur: 3 millions de signatures
ont été recueillies en 3 jours!

A l’ère de la mondialisation, où les classes de l´école
de la lutte de classe s’ouvrent partout dans le monde
aux révolutionnaires, ces leçons d’une révolte exemplaire
contre l’impérialisme économique mondial, qui
étrangle des milliards d’être humains, nous seront utiles
pour clarifier notre projet politique et conduire nos
propres luttes!

François Iselin
Notre camarade nous a envoyé ce papier
d´Amérique latine le 31 décembre 2001