Sommaire
Envoi d'une référence d'article par mail
N° 143 (05/03/2009). A la une: 8 mars : les femmes en marche
p. 8
Lien direct: https://www.solidarites.ch/journal/d/article/3667
International
Forum social mondial: Un appel pour « bien vivre » plutôt que vivre mieux
Signé par des dizaines d’organisations indigènes, essentiellement américaines, sur proposition des organisations andines, l’«Appel des Peuples Indigènes au FSM de Belem face à la crise de civilisation» rompt avec les réponses qui entendent renforcer le rôle de l’Etat et s’appuient sur les plans de relance économique. Son ambition est de lutter contre la marchandisation de la vie en défense de la «mère terre» et de se battre pour les droits collectifs.
L’appel définit la crise de civilisation comme la conjonction des crises économique, environnementale et de légitimité démocratique. « Nous ne voulons pas vivre mieux, nous voulons vivre bien ! ». Le « bien vivre » s’oppose au «vivre mieux», qui ne serait corrélé qu’à l’augmentation de la richesse matérielle et à la consommation de biens. Objectif : la défense des biens collectifs et un processus démocratique qui mette les responsables sous le contrôle direct de ceux-celles qui les ont désignés et déconstruise la conception de l’Etat issu du pouvoir colonial pour le remplacer par un Etat décentralisé et multinational où chaque communauté établira des relations de même niveau avec les autres.
Les peuples indigènes des Andes jouent un rôle central dans cet appel. À la différence des peuples amazoniens ou même centro-américains, les peuples andins n’ont que deux langues communes, le quechua et l’aymara, ce qui facilite les échanges dans un ensemble de six pays de la Cordillère. Dans les trois pays centraux – Equateur, Pérou et Bolivie –, la population indigène est majoritaire, alors que le pouvoir a toujours été, jusqu’à très récemment, dominé par les élites blanches, au point que les blancs sont souvent désignés comme des « pizarros », descendants de Francisco Pizarro, le conquistador qui a vaincu l’empire inca et assuré la domination espagnole dans la région.
La lutte démocratique pour permettre l’accession au pouvoir de la majorité indigène s’est ainsi confondue avec la défense des droits spécifiques de ces communautés et la recherche d’une nouvelle forme de relation entre les différentes parties constituantes de chacun des Etats de la région. Une situation très différente de celle du Mexique, où les processus révolutionnaires de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, et l’arrivée au pouvoir de dirigeant·e·s indigènes ou métis, ont fait émerger un sentiment national qui ne se confond pas avec les revendications des communautés indigènes.
Si l’identité indigène tire ses sources de l’Amérique précolombienne, elle se nourrit aussi d’apports militants et intellectuels et d’expériences plus récentes. En Bolivie, le syndicat des mineurs, colonne vertébrale de la COB, la centrale ouvrière du pays, a joué un rôle décisif dans la révolution de 1953 et dans la résistance aux dictatures militaires des années 60 et 70, et beaucoup de syndicalistes issus du secteur minier mais contraints à retourner à la terre lorsque les mines ont fermé ou licencié sont devenus les cadres du mouvement paysan qui a porté Evo Morales au pouvoir.
Au Pérou, le bilan de la guerre menée par Sentier lumineux a été intégré par les mouvements indigènes en renforçant leur méfiance vis-à-vis d’un pouvoir étatique qui a multiplié les assassinats en réprimant les luttes populaires, mais aussi vis-à-vis d’une tradition politique violente et sectaire. Sur le plan intellectuel, les mouvements indigènes se sont inspirés des idées du sociologue portugais Boaventuro do Santos et surtout des travaux d’Anibal Quijano, un sociologue péruvien qui a expliqué le caractère inséparable du colonialisme et du racisme dans le « modèle de pouvoir » qui s’est imposé en Amérique latine dès le 16e siècle et qui a donné une coloration particulière à l’universalisme européen.
L’intérêt de cet appel est de dessiner une alternative très différente des réponses néo-keynésiennes et néo-fordistes qui dominent dans les mouvements sociaux et partis de gauche. L’appel évite également l’écueil de la « décroissance » en déplaçant le terrain de la discussion : il ne s’agit pas de réduire notre consommation en général et de manière abstraite, ce qui est bien évidemment inacceptable pour les centaines de millions et les milliards d’habitant·e·s de cette planète qui souffrent de la faim, du mal-logement, de l’absence de service public et de soins inaccessibles, mais de lutter contre le consumérisme en partant de la qualité de la vie et non du volume de consommation.
Partir du concept de « bien vivre » permet également de redonner une perspective de changement d’ensemble à toutes celles et ceux qui, ne croyant plus aux modèles de transformations sociales portés par la gauche dans les décennies précédentes, se sont tournés vers les philosophies de la « bonne vie » ou même vers les démarches de développement personnel. Le changement de paradigme que porte cet appel nécessitera des débats et demandera des précisions et des améliorations. (…) Mais l’intérêt de cet appel est de donner une perspective universelle basée sur la défense des biens communs, biens qui incluent les ressources naturelles, des biens matériels mais aussi des connaissances et des traditions basées sur l’entraide et la solidarité.
L’appel propose enfin un agenda d’action. Le premier rendez-vous est interne aux mouvements indigènes mais il sera décisif. Du 27 au 31 mai 2009, à Puno, au Pérou, près de 5000 militant·e·s sont attendus pour le 4e Sommet continental des peuples et nationalités indigènes sous le titre «pour des Etats plurinationaux et le vivre bien» et cette réunion décidera des formes à donner à la mobilisation. Le 12 octobre, jour anniversaire de l’arrivée des Espagnols en Amérique, l’appel propose une journée mondiale d’action, et enfin, début 2010, l’organisation d’un forum mondial thématique sur la « crise de civilisation ».
Christophe Aguiton*
* Tiré de www.alternatives.ca (3 février 2009). Version légèrement abrégée.Au même sujet | Des mêmes auteurs |
---|---|
International | Christophe AGUITON |
Forum social |