Antilles françaises: la riposte populaire

Antilles françaises: la riposte populaire

Déjà cinq semaines de
grève générale en Guadeloupe, suivie par plus de
90 % des salarié-e-s de l’archipel et trois
semaines en Martinique : les Antilles françaises sont
secouées par un mouvement social d’une ampleur
impressionnante.

Ce mouvement exprime le ras-le-bol de la population face à la
pauvreté, à la flambée des prix et au
chômage qui touche 24 % des personnes en âge de
travailler. Emmenés en Guadeloupe par le Liyannaj Kont
Pwofitasyon (LKP, « Ensemble contre la
surexploitation »), coalition regroupant 49 syndicats et
associations issus de toutes les composantes de la
société guadeloupéenne, et en Martinique par le
Comité du 5 février, les travailleurs-euses en lutte
réclament notamment une hausse des salaires de 200 euros net,
une baisse conséquente des prix des articles de première
nécessité et des dispositifs anti-trust pour combattre la
mainmise sur l’économie d’une poignée de
grands groupes industriels réalisant des profits impudents sur
le dos des populations.

    160 ans après l’abolition de
l’esclavage dans les Antilles françaises et 70 ans
après que Césaire eut affirmé que les
Antillais·e·s devaient constituer un
« peuple debout et libre, à la boussole et à
la barre », la Guadeloupe et la Martinique demeurent
enclavées dans un système économique
d’inspiration coloniale, fondé sur le monopole et la
surexploitation des matières premières, des terres, et de
la force de travail, au profit des élites de la
« métropole »; terme ambigu
d’ailleurs, puisqu’il désigne la nation par rapport
à ses « colonies ».

Objectifs du mouvement

Si les plantations ont certes disparu, les descendan·e·s
des grands planteurs sont aujourd’hui à la tête des
enseignes monopolistiques de la grande distribution ou des entreprises
d’import-export. Avec des conséquences désastreuses
sur le pouvoir d’achat des classes populaires : ainsi, les
bananes ou le sucre de canne produits dans les Antilles
françaises sont vendus plus cher dans les Carre­four locaux
(propriétés du groupe français Bernard Hayot, 1,8
milliard d’euros de chiffre d’affaires, omniprésent
dans les îles Caraïbes), que dans les Carrefour de la
métropole ! On pourrait aussi évoquer le groupe
Total qui détient le monopole de l’essence aux Antilles
(plus chère de 60 centimes d’euro le litre par rapport
à celle de la métropole) et qui vient d’annoncer
plusieurs centaines de licenciements en même temps que 14
milliards de profits en 2008…

    Outre une baisse des prix, des hausses de salaires
et des mesures de lutte contre le chômage, c’est bien donc
également un développement économique
centré sur les besoins des populations des Antilles
françaises plutôt que sur les besoins en matières
premières de la métropole qui est revendiqué par
les grévistes.

Charters de gendarmes

Dans les premières semaines du mouvement, le patronat a cru
pouvoir faire la sourde oreille devant les revendications des
travailleurs-euses. Quant au gouvernement, sa première
réponse a été d’envoyer plusieurs dizaines
de charters en provenance de la métropole, remplis de gendarmes
armés et casqués afin de « casser du
nègre », pour reprendre les termes d’Elie
Domota, porte-parole du LKP. Avec des conséquences tragiques,
puisque la brutale répression policière a poussé
une frange du mouvement, jusque-là totalement pacifique,
à des violences qui auraient entraîné la mort
d’un syndicaliste, le 18 février.

    Le gouvernement français a, dans les
premières semaines, refusé une aide de 100 millions
à la Guadeloupe sous prétexte qu’elle serait
injuste vis-à-vis des autres habitant·e·s de
France. Dans le même temps, le journal économique Les
Echos (édition du 20 février) révélait
qu’en 2009, le seul dégrèvement de cotisations
sociales dont bénéficient les patrons des
départements d’outre-mer devrait atteindre 1,45 milliard
d’euros…

La lutte commence à payer

Après cinq semaines de grève, le patronat et le
gouvernement ont été finalement contraints de
s’asseoir à la table des négociations dans un
esprit un peu plus conciliant qu’auparavant. En Guadeloupe, un
accord partiel a été signé – mais sans que
les syndicats n’appellent toutefois à la reprise du
travail, au moment où nous mettons sous presse, car
l’accord est loin de concerner tous les
salarié·e·s, même parmi les plus pauvres
– qui garantit une hausse de 200 euros net pour une partie des
plus bas salaires (entre 1 et 1, 4 fois le smic) et un minimum de
hausse de 6 % pour les salaires supérieurs. Si
l’accord ne concerne que 17 000
salarié·e·s de Guadeloupe sur les 85 000
que compte le secteur privé de l’archipel, c’est que
jusqu’à présent, seul le petit patronat a
signé, avec la garantie que les hausses salariales seront prises
partiellement en charge par l’Etat.

    Quant au Medef (l’association
faîtière du grand patronat français), il refuse
jusqu’à présent tout accord sur les 200 euros net
d’augmentation salariale. Et pourtant, ce serait bien à
lui de passer à la caisse, et non pas aux collectivités
publiques, tant la situation monopolistique de l’économie
antillaise implique que toutes les entreprises, et jusqu’aux plus
petites, dépendent d’une façon ou d’une autre
(sous-traitance, import-export, crédit, etc.), de la
poignée de trusts dont le Medef défend les
intérêts. Tant que la grève ne parviendra pas
à contraindre le grand patronat à prélever sur ses
profits faramineux pour augmenter les salaires, le mouvement ne
bénéficiera donc que d’une demi-victoire.

    Reste que cette grève générale
montre de manière exemplaire ce que pourrait être une
riposte véritable du monde du travail face aux
dégâts sociaux amplifiés par la crise
économique (c’est d’ailleurs la grande crainte
de la bourgeoisie française: une extension des grèves
à la France entière). Il y a 150 ans, Marx soulignait
à quel point « la colonisation de contrées
étrangères qui se transforment en greniers de
matières premières pour la
mère-patrie » avait été
déterminante dans le développement du capitalisme. Il se
pourrait que les descendant·e·s des
colonisé·e·s aient un rôle non moins
déterminant à jouer dans la renaissance des luttes
anticapitalistes.

Hadrien Buclin