Faillite des classes dominantes et soulèvement populaire
Faillite des classes dominantes et soulèvement populaire
Leffondrement du système de domination
de la bourgeoisie argentine laisse
un pays exsangue. Le peuple soulevé
défie les tentatives de replâtrage du
pouvoir. Afin de briser loffensive de la
rue, Duhalde, le FMI et le Trésor US
négocient une solution acceptable…
pour eux.
Duhalde a finalement été nommé cinquième président
de lArgentine en lespace de deux semaines, (…)
alors que dans la rue, le peuple le récuse. Duhalde est
un représentant typique de cette clique, ainsi que de
ce modèle économique quil critique aujourdhui, il en
a en effet été linstigateur, lorsquil était vice-président
de Menem et gouverneur de Buenos Aires. Il a perdu
les élections présidentielles de 1999 et incarné la
perte de voix dont a été victime le justicialisme [péronisme,
ndlr], le 14 octobre dernier. Pour cette raison,
il sest opposé avec ténacité à de nouvelles élections
et sest arrangé pour que lAssemblée législative
renonce à toutes ses prérogatives pour se faire placer
dans le fauteuil présidentiel jusquen 2003.
La même assemblée qui avait convoqué des élections
une semaine plus tôt – taillées sur mesure pour les
caciques du justicialisme – décidait de changer de
scénario après lintérim de Rodriguez Saa. Ce caudillo
qui avait provoqué la mobilisation populaire, en désignant
danciens fonctionnaires voleurs et corrompus,
a été chassé du pouvoir par la pression populaire, ce
qui a poussé ses collègues à lui retirer leur appui.
Un système politique dévoré par la crise
Face à la réactivation du soulèvement populaire, les
représentants de la classe dominante ont exigé que
« soit contenu le chaos et quun frein soit mis à la dissolution
de lEtat », grâce à la désignation dun homme
fort du justicialisme (…) Duhalde est immédiatement
entré dans un Cabinet de coalition et a cherché à réintroduire
un minimum de stabilité en combinant démagogie
et répression. Cependant, depuis la démission
du vice-président Chacho Alvarez il y a deux ans, tous
les ministres ont été dévorés par la crise, par une succession
de nominations telle, que personne ne se
souvient combien dentre eux ont été tour à tour nommés
et destitués par De la Rua. Ce degré de déconfiture
est caractéristique des périodes de crises historiques,
lorsque ceux den haut ne peuvent plus continuer
à gouverner parce que ceux den bas se sont
révoltés, organisant une grande résistance populaire.
Linstabilité explosive actuelle obéit au discrédit généralisé
qui frappe toutes les instances du régime politique
et de lEtat. La population mobilisée perçoit ces
institutions comme les instruments de leur appauvrissement
et de la déprédation dont souffre le pays. La
fonction présidentielle est profondément érodée par
les changements erratiques de personnalités et le
gouvernement par décrets en faveur de la classe
dominante. De la Rua a été aussi peu « autiste » que
Menem dans lusage des pouvoirs exécutifs pour enrichir
divers groupes capitalistes.
Un régime totalement discrédité
Labîme qui sépare le pouvoir législatif du peuple est
encore plus grand, parce que les députés et sénateurs
du régime accumulent de juteuses prébendes en
échange de lois favorables aux grandes entreprises.
Le pouvoir judiciaire est lincarnation de la corruption
organisée, puisque ses autorités suprêmes ont cautionné
les contrats controversés avec les entreprises
privatisées, et assuré limpunité de leurs instigateurs.
Les directeurs de la Banque Centrale ont aussi prélevé
leur part avec la renégociation de la dette, les aides
aux banques en faillite, lescroquerie des retraites privées
et le dépouillement des provinces pauvres. Les
états-majors de larmée ont prélevé la leur avec le trafic
darmes, et les chefs de la police se sont répartis
les dividendes de la sécurité privée, du narcotrafic et
de la prostitution.
Si les politiciens du régime concentrent sur eux lopprobre,
cest parce quils représentent la face visible
de ce système en exerçant la profession de tromper le
peuple pour protéger les capitalistes. Les partis de
droite en particulier, qui sont plus identifiés à ce rôle,
se retrouvent au tapis avec la chute de leur idole
Cavallo. Le radicalisme se trouve aussi au bord de
leffondrement, après avoir accompli ses derniers
méfaits gouvernementaux par lexpropriation des
épargnants que la classe moyenne nest pas prête
doublier. Le centre-gauche se recycle en se démarquant
au dernier moment des gouvernements quil
promeut pour les lâcher ensuite en dénonçant leur
trahison. Mais ces manuvres dignes de caméléons
indisposent aujourdhui un grand secteur de leurs
supporters.
Dans ces conditions, le péronisme a été convoqué par
la classe dominante pour reconstruire lEtat. Mais la
crise qui mine le régime se déplace à lintérieur du
justicialisme et les mêmes affrontements qui opposent
les capitalistes se réfractent dans la lutte entre
caudillos de ce parti. Menem a détruit la confiance traditionnelle
des travailleurs pour le péronisme, il a fragilisé
le soutien structurel de ce mouvement en décimant
la bourgeoisie nationale et il a fragilisé la cohésion
idéologique de cette organisation avec sa rhétorique
néolibérale. Duhalde est la dernière cartouche
pour recomposer le régime actuel à lagonie (…) Son
remède consiste à consolider un régime qui a perdu
sa légitimité avec « plus de la même chose » (on prend
les mêmes et on recommence!) Mais comme cest
arrivé à ses prédécesseurs, son projet de continuité
est confronté à lénorme obstacle de leffondrement
économique.
Crise ou cataclysme?
La catastrophe latente, pendant quatre ans de dépression,
a éclaté ces deux derniers mois. La fuite des
capitaux devient une véritable hémorragie, lendettement
des entreprises a débouché sur des faillites, la
réduction du pouvoir dachat a paralysé le commerce
et la perte des recouvrements a laissé le Trésor sans
un sou. Les éléments de cet effondrement sont affolants
et miment une situation propre aux guerres ou
aux désastres naturels, que lArgentine na pourtant
pas connue. Le pays est secoué par la virulence des
crises périodiques du capitalisme, les mésaventures
de sa position périphérique et les conséquences de la
politique économique de la dernière décennie.
La combinaison de ces trois processus explique lampleur
de la dépression à luvre, semblable à celle,
subie par dautres pays dépendants, au cours des
années 90. Mais, contrairement au Mexique, au Brésil,
à la Russie ou la Corée, louverture aux importations,
les privatisations et la dérégulation se sont faites par
lajustement déflationniste de la convertibilité [alignement
du peso sur le dollar, ndlr] et non par les politiques
classiques de dévaluation. Aujourdhui, le tournant
vers ce modèle sachève par un nouveau transfert
de revenus des travailleurs en faveur des capitalistes.
La dévaluation et ses conséquences
Les mêmes économistes qui, durant dix ans, ont proclamé
que la « convertibilité était intouchable » expliquent
maintenant que la « dévaluation est inévitable ».
Quelques cyniques disent que la fin de la parité – un
dollar pour un peso – naffectera pas les salaires,
comme si laugmentation des prix nétait pas le corollaire
immédiat de toute dévaluation. La hausse des
prix de nombreux produits (spécialement les médicaments
et les aliments) confirme que la récession nannulera
pas la pression inflationniste, mais quelle
pourrait seulement la modérer. si la perte de pouvoir
dachat du peso ne démarre pas en flèche. Mais la
décision de remplacer le projet initial de change flottant
par un modèle de change fixe révèle à quel point
les fossoyeurs de la convertibilité doutent de cette
possibilité et supputent que la devise nationale va
sombrer, comme cela sest déjà produit en Equateur,
en Indonésie et en Russie. Comme lobjectif explicite
de la dévaluation, cest de diminuer les salaires, ses
promoteurs ont écarté la possibilité détendre aux
salariés les mécanismes de protection des fluctuations
des changes quils ont prévus pour les banquiers
et les chefs dentreprises.
Une dévaluation « ordonnée » va aggraver la crise sociale
et sa perte de contrôle provoquera un désastre alimentaire
qui va imposer de gros efforts pour organiser
un système de distribution de la nourriture sous
supervision populaire directe. Seule cette action peut
donner une réalité au contrôle des prix que le gouvernement
promet et que les entreprises sempressent
de contourner. Le même problème se pose par rapport
à leffondrement de lemploi, puisque « laccroissement
de la compétitivité » promise par les dévaluationnistes
viendrait de la chute des salaires et non de
la multiplication des postes de travail. La pression
inflationniste peut convertir les 200 pesos en espèces
ou en bons dEtat (les « bons lecop »), que reçoit un
chômeur pour une occupation temporaire, en une
somme insignifiante, puisque le panier de la ménagère
tourne autour des 1030 pesos. Il est donc impératif
de lutter pour la répartition des heures de travail et
lintroduction dune assurance chômage de 450 pesos
indexés, financée par la suspension du remboursement
de la dette et par lapplication dun impôt immédiat
sur les grandes entreprises.
Travailleurs et petits épargnants
à la caisse
Plus forte est la crise et plus irréaliste devient la possibilité
de financer cette assurance par les mécanismes
proposés par la Centrale des Travailleurs
Argentins (CTA) sans recourir à la confiscation des
grands groupes qui pratiquent lévasion fiscale, qui
spéculent sur la monnaie et organisent la pénurie des
produits de première nécessité. Léconomie argentine
souffre des conséquences du capitalisme périphérique,
et pas seulement des effets de linégalité de la
distribution des revenus; pour cela, la crise ne se
résorbera pas en convainquant les entrepreneurs des
avantages de soutenir la demande. Comme la majeure
partie de la classe dominante na pas la moindre
intention de mettre en marche un « cercle vertueux »
daccumulation keynésienne [par la relance de la
consommation, ndlr], au lieu de continuer à promouvoir
cette illusion, il faut travailler à une alternative
socialiste, basée sur la propriété collective et la gestion
planifiée de léconomie.
Par ailleurs, Duhalde cherche une sortie au « manège »,
mis en place par Cavallo [cheval en espagnol, ndlr]
pour venir au secours des banquiers au détriment des
petits épargnants. Ce « manège » permet dutiliser lépargne
immobilisée pour aider les entrepreneurs
endettés auprès des banques. Mais il affronte la révolte
des petits épargnants et, pour cela, Duhalde a
annoncé quil rendrait les « dépôts dans la monnaie
dorigine ». Mais cette promesse est peu crédible à lorée
dune dévaluation qui multipliera de manière exponentielle
les pesos nécessaires pour respecter le
contrat de départ. En plus, la tenue de cette promesse
dépendra de la restitution des crédits accordés aux
capitalistes, qui ont déjà sorti largent du pays, et le
remboursement des prêts accordés à des entreprises
aujourdhui en faillite. Ainsi, il a été annoncé que le
remboursement sera échelonné sur le long terme, ce
qui prolongera le manque de liquidité actuel et la difficulté
de relancer léconomie qui laccompagne.
Avec la confiscation en cours, le gouvernement mise
sur lattentisme des petits épargnants, alors que leur
argent est utilisé pour liquider les dettes des entreprises.
Cette escroquerie à la classe moyenne pourrait
être évitée en obligeant tout simplement les banques à
rendre largent que leurs gros clients et associés ont
déjà déposé hors du pays depuis juillet dernier. Depuis
cette date, 26 milliards de dollars appartenant à 87
gros emprunteurs ont disparu des banques, ce qui a
laissé prisonniers du « manège » les seuls petits épargnants
(…) Cette grande masse de victimes explique le
succès des grandes manifestations populaires.
Les banques doivent payer
La voie directe pour récupérer cet argent cest dintimer
lordre aux banques de rapatrier les fonds évadés,
dengager leur patrimoine pour honorer les engagements
souscrits avec les petits épargnants et dannuler
les crédits accordés aux 1300 entreprises qui
détiennent la moitié des emprunts du système. Mais il
est évident que cette mesure ne sera pas adoptée par
un gouvernement qui a lui-même confirmé la direction
de la Banque Centrale. Il faut décider dexproprier
les banques et les compagnies qui leur sont associées,
qui sopposeraient à remettre les fonds. Et ces
initiatives supposent la nationalisation du système
financier sous le contrôle des travailleurs pour empêcher
que les banques continuent à servir dintermédiaires
au pillage du pays. Il faut rompre avec la
norme qui consiste à nationaliser pour secourir les
banquiers en aidant cette fois-ci les victimes de lexpropriation
financière systématique.
Duhalde met en cause la dette extérieure en procédant
à la cessation de paiement, qui va saggraver avec la
dévaluation, parce que lEtat perçoit des pesos et que
son passif en dollars va augmenter en proportion de
la dévalorisation de la monnaie nationale. Il est probable
quil abandonne le ton démagogique de son prédécesseur
Rodriguez Saa, parce quil est très pressé
de reprendre au plus vite les négociations avec le FMI.
Cest pourquoi, il a confirmé léternel négociateur de
la dette (D. Marx) et reprendra le même projet daccord
que Cavallo (abandon de lamortissement,
réduction des taux et rééchelonnement des délais) qui
a laval explicite dun secteur du trésor américain
(ONeill). Il essayera certainement de limiter lannulation
de la dette aux créanciers extérieurs en maintenant
le paiement de la dette aux AFJP [fonds de pension
privés, ndlr] et aux banques locales.
Quel compromis entre
Duhalde et le FMI?
Mais comme le FMI exige un « déficit zéro » pour sasseoir
à la table de négociations, Duhalde poursuivra la
politique dajustements contre les employé-e-s de la
fonction publique en approuvant les coupes salariales
de 13%, dasphyxie des provinces par des coupes budgétaires
et de paiement des salaires ou des retraites
avec des « bons lecop », qui se dévaluent plus vite que le
peso. A cause des exigences des créanciers, il a renoncé
au projet démettre une troisième monnaie pour
atténuer la récession. Le passage du témoin de
Rodriguez Saa à Duhalde a représenté une spectaculaire
répétition du passage de « lhétérodoxie à lorthodoxie »,
quavait déjà réalisé Cavallo sous la pression du
FMI.
Quelle que soit la bonne impression que veut donner
le gouvernement argentin, la crise de la dette est
entrée dans une nouvelle phase après sa mise en
cause, parce que ce désengagement sest concrétisé
sous la pression dun soulèvement populaire. Il sagit
donc dun événement très différent de la cessation de
paiement de 1982 ou de 1987. Toutes les précautions
prises par les financiers pour éviter la « contamination
économique » de la crise nationale sont sérieusement
menacées par le danger de la « contamination politique »
quintroduit lArgentine en remettant en cause la
dette avec le peuple dans les rues qui scande « assez
daustérité ».
Les débats dans la presse nord-américaine et les critiques
à Bush, accusé « dasphyxier le débiteur »,
démontrent que le Département dEtat est très sérieusement
préoccupé par le climat anti-impérialiste en
Amérique Latine que pourrait susciter un « argentinazo ».
Ce climat pourrait frustrer le projet de ALCA (Area
de libre comercio de las Americas) et dégrader lunanimité
néolibérale qui a régné jusquà maintenant
parmi les classes dominantes de la région. La crainte
que suscite cette perspective a obligé les Etats-Unis à
reconsidérer son refus daccorder de nouveaux crédits
au pays. Mais justement, ce cadre rend plus
opportune la campagne de refus de la dette et de rupture
avec le FMI. Cette mesure est la condition de
nimporte quel programme de redressement économique
et rencontrerait actuellement un grand écho
solidaire parmi les peuples du monde.
Divisions au sein de la bourgeoisie
Avec la dévaluation, Duhalde a adopté le programme
des groupes industriels et exportateurs qui réclamaient
depuis de nombreuses années la fin de la
convertibilité. Il a mis en uvre le processus de liquidation
des dettes exigé par ce secteur, qui sera plus
explosif que par le passé, parce que lEtat en faillite ne
peut assumer les passifs et doit serrer encore davantage
la vis aux travailleurs. Pour ce faire, il dévalue les
salaires, maintient les lois de flexibilisation du travail et
pourvoit les entrepreneurs avec de la main-duvre
bon marché (par le biais des emplois pour chômeurs).
Mais le conflit avec la fraction opposée des banques
et des entreprises privatisées, qui ont promu sans
succès la convertibilité, nest pas résorbé du fait que
ce secteur ne va pas renoncer à linfluence conquise
sous le règne de Menem. Tout particulièrement, les
entreprises espagnoles sont en train dexercer actuellement
une pression formidable, avec Felipe Gonzalez
et Aznar à leur tête, pour éviter les impôts, obtenir des
garanties de change, imposer lindexation des tarifs
des services privatisés et le plein accès au pétrole
quils extraient. Ils ont pris lhabitude de piller les ressources
nationales et ne vont pas renoncer à largent
facile quils engrangent sans aucun effort (REPSOL,
par exemple, a réalisé un bénéfice de 1840 millions de
dollars de lan passé, en pleine dépression).
Imposer le contrôle public
Ceux qui continuent de parler de « contrôler les entreprises »,
d »augmenter leur fiscalité » ou de « contrôler
leurs tarifs » vivent dans un monde imaginaire. Seule
leur ré-étatisation sous le contrôle des travailleurs et
des usagers permettra dempêcher leurs actions
dévastatrices. Les investissements négligeables quelles
ont consentis ont déjà été largement rémunérés
avec les profits quelles ont transférés à létranger.
Cest pourquoi, il est grand temps de restituer à la
nation les biens pillés.
Le chaos économique que va provoquer la dévaluation
reproduira les situations de spéculation sur les
changes, de fraudes dans le commerce extérieur, de
pénurie provoquée et de montée des prix, quon a déjà
connues en Argentine pendant les grandes crises de
1975, 1981 et 1989. Mais cette fois-ci, le choc ne sera
pas un léger frémissement qui anticipe la reprise,
parce quil existe une nouvelle réalité de misère, de
sous-emploi, de démantèlement industriel et de désintégration
régionale que le pays na jamais connue
auparavant. LArgentine traverse une crise révolutionnaire
qui allie leffondrement inédit de léconomie, lépuisement
du régime politique et lirruption historique
des masses. Les conditions objectives pour une issue
socialiste sont réunies et notre tâche est de trouver la
voie pour avancer vers cet objectif.
Claudio Katz
Economiste, militant socialiste, professeur à
lUniversité de Buenos Aires et collabore à
lUniversité populaire Madres de Plaza de Mayo.
Notre traduction daprès Correo de Prensa de la IV
Internacional, Bulletin électronique n° 255, América
Latina y el Caribe, 5 janvier 2002. Intertitres de la
rédaction.