Laboratoires du travail

Laboratoires du travail

Laboratoires du travail est un ouvrage
collectif, sous la direction de Magalena Rosende et Stefanie Benelli,
qui examine le travail sous diverses facettes, en particulier dans sa
dimension de genre. Il vient de sortir aux éditions Antipodes.
Cet hommage à Françoise Messant, professeure de
sociologie du travail à l’Université de Lausanne
(Unil) pendant 20 ans, est également un plaidoyer pour une
pensée critique.

Qu’y a-t-il de commun entre des grévistes du secteur
horloger, des serveurs et serveuses, des assistant-e-s sociaux
chargés de sollicitude, des jeunes femmes
d’Amérique centrale, des sociologues à
l’épreuve d’un terrain d’enquête, des
couples imaginant une répartition des tâches
ménagères qui ne se traduira pas dans la
réalité? Il y a du travail. Oui, mais encore? Il y a du
travail traversé par des intérêts divergeants et
structuré par des rapports de forces, mais aussi un travail en
mutation et chargé de représentations.

En hommage à une pionnière

C’est tout cela qui est abordé par des auteur-e-s
rassemblés pour un hommage à celle qui fut, aux yeux de
ses thésardes, une magnifique «passeuse». Comme
elles le disent, Françoise Messant a établi la sociologie
du travail à l’Unil et elle a encouragé ses
étudiant-e-s à «faire preuve de curiosité et
d’imagination à l’égard du monde social
contemporain» en situant leur champ d’étude sur le
terrain. Celle qui, constatant les limites posées à
l’ascension sociale des secrétaires, écrivait que
«les “chemisiers roses” ne peuvent pas être
assimilés à des “cols blancs”» a
fortement contribué à la diffusion de la perspective de
genre dans le domaine académique. Cette approche «a permis
de sortir du néant de l’histoire toute une série de
métiers féminisés, dont la vision naturalisante
alimentait la non-reconnaissance professionnelle et la
dévalorisation sociale et salariale»1. Et
maintenant que Françoise Messant prend sa retraite, il semble
qu’une génération de jeunes chercheur-euse-s est
prête à prendre la relève.

Quel est l’intérêt de cet hommage hors les murs? En
d’autres termes, qu’est-ce que ces analyses apportent
à la compréhension du marché du travail et donc
à l’action des mouvements sociaux
d’aujourd’hui?

De la domination de classe, de sexe et impérialiste

S’il n’est pas aisé de restituer ici toute la
richesse des apports de ce livre, il est possible d’en souligner
un aspect essentiel: la mise à jour de formes de dominations
complexes, mais cachées. Elles se manifestent sur et en dehors
des lieux de travail, mais aussi dans nos têtes. Sociologues,
historien-enne-s et/ou féministes les révèlent, et
c’est là une façon de contribuer à les
combattre.

L’enquête sur les «professions
prétentieuses» et les «métiers
modestes» montre la force des représentations qui,
inculquées dès l’école, naturalisent le fait
qu’il existe des gens nobles (médecins, hommes) et des
roturier-ère-s (nettoyeuses immigrées). Médecins
et nettoyeuses, parce qu’ils partagent aussi cet imaginaire,
qu’ils fassent preuve de prétention ou montrent de la
déférence par rapport à la sociologue, justifient
eux-même les différences de salaires en usage. Quand la
sociologue demande un poste de nettoyeuse, le responsable est
très gêné de lui annoncer son futur salaire de Fr.
15.80 de l’heure… Le «sale boulot», ce
n’est pas pour les universitaires.

Pour Margaret Maruani, étudier les logiques de genre dans le
monde du travail permet d’analyser, non pas spécifiquement
la catégorie «femmes», mais toutes les logiques qui
sous-tendent les mutations du monde du travail, car les femmes
«sont symptomatiques des mouvements qui agitent le marché
du travail. Elles sont révélatrices de
phénomènes d’ensemble. Leur situation n’est
pas particulière, elle est révélatrice».
C’est ainsi que l’auteure aborde la question des retraites,
du chômage et des working poor. En France, les retraites des
femmes sont deux fois moindres que celles des hommes. Celle qui se
demande pourquoi a été obligée de se pencher sur
ce qui fait leur spécificité dans le monde du travail.
Alors, les mutations du salariat caractérisées par les
bas salaires, la flexibilité et l’instabilité de
l’emploi qui touchent tous les salarié-e-s mais bien plus
les femmes, ressortent avec force. Ces mutations sont aussi un prisme
pour l’observation d’un système de retraite
déficient.

Deux des articles se focalisent sur la division internationale du
travail, corollaire de la domination occidentale. Les
conséquences de la mise en concurrence forcenée entre
travailleurs-euses d’ici et d’ailleurs sont mises en
évidence. Les conditions de travail des travailleuses des
Maquilas2 d’Amérique centrale et des ateliers clandestins posent la question de nos responsabilités ici.

Celles-ci sont d’ordre politique et collectif. Parce
qu’elles relèvent d’une logique économique
qui exige un profit maximal, elles ne se résoudront pas de
façon individuelle par le choix éclairé de la ou
du consom-acteur. Le regard porté vers l’outre-mer ne doit
pas masquer le fait que la domination impérialiste porte ses
effets dans nos pays aussi. La délocalisation sur place est un
phénomène souvent négligé: sa non-prise en
compte dans les négociations qui se sont déroulées
autour de la grève de Bulova Watch Co de Neuchâtel, en
1976, n’ont ainsi offert qu’un sursis à la
résolution du conflit.

Un pont entre université et luttes sociales

Cette publication gagne à être connue, même si
l’on peut regretter parfois le manque de données
quantitatives qui permettraient de donner plus de
représentativité aux résultats des
chercheurs-euses. Enfin, son apport principal réside dans
l’affirmation d’une sociologie critique et exigeante, qui
peut contribuer au changement:

«En face d’un mode de
domination aussi complexe et raffiné, dans lequel le pouvoir
symbolique tient une place si importante, il faut inventer de nouvelles
formes de lutte. Etant donné la place particulière des
idées dans ce dispositif, les chercheurs ont un rôle
éminent à jouer. Il leur faut pour cela contribuer
à donner à l’action politique de nouvelles fins
– la démolition des croyances dominantes – et de
nouveaux moyens – des armes techniques, fondées sur la
recherche et la maîtrise des travaux scientifiques, et des armes
symboliques, propres à ébranler les croyances communes en
donnant une forme sensible aux acquis de la recherche
».3
 

Isabelle Lucas


1    F. Messant-Laurent, La secrétaire
modèle. Etudes sociologiques, Paris, l’Harmattan, 1990,
cité par Sabine Masson dans Laboratoires du travail, p. 82.
2    Pour donner «une forme sensible aux acquis de
la recherche» sur ce sujet, voir l’excellent roman de
Patrick Bard, La frontière, Points, 2003.
3    Pierre Bourdieu, Contre-feu 2, Raisons d’agir, Paris, 2001, p. 54.