Sur la décroissance... réponse à Thibault Schneeberger

Sur la décroissance… réponse à Thibault Schneeberger

Mon interview à laquelle
Thibault réagit dans le dernier numéro de
solidarités (139) est extraite d’un entretien plus long
accordé à Citoyens.net. D’une part, les
responsables de cette webzine ont choisi de ne mettre en ligne que les
passages consacrés à Georgescu-Roegen, ce qui donne une
vision un peu biaisée de mon opinion sur la décroissance.
D’autre part, cette opinion est devenue depuis lors plus
nuancée. Enfin, une différenciation politique
gauche-droite se développe parmi les partisans de la
décroissance. Il semble donc utile de faire le point à
travers trois questions:




1. Faut-il réduire la production et la consommation matérielles?



2. Si oui, pourquoi pas la décroissance?



3. Quel apport de l’écosocialisme dans le débat avec les décroissants de gauche?

1 oui,
il faut impérativement réduire la production et la
consommation matérielle dans les pays développés
(je n’aborde pas ici la question du Sud). Le verdict climatique
est sans appel. Les émissions des pays développés
doivent diminuer de 80 à 95% d’ici 2050, celles des pays
en développement doivent être réduites de 15
à 30% par rapport à un scénario «business as
usual» et les émissions globales doivent commencer
à baisser au plus tard en 2015. Il est impossible de satisfaire
ces conditions simplement en améliorant l’efficience
énergétique et en remplaçant les énergies
fossiles par les renouvelables. Il faut changer de système
énergétique. Cela implique des investissements nouveaux,
donc une consommation d’énergie qui, au moins dans la
première phase, ne peut qu’être majoritairement
d’origine fossile, donc génératrice
d’émissions supplémentaires. Une réduction
de la consommation d’énergie dans d’autres secteurs
est donc indispensable, et cette réduction implique
inévitablement une réduction de la production
matérielle.

Bref, il faut non seulement produire autrement mais aussi produire
– donc consommer – moins de biens matériels. Le
capitalisme est fondamentalement incapable de relever ce
défi  – sauf temporairement, et à quel
prix… sous la forme de la crise économique et de la
guerre. Il faut donc une alternative de société.

2 dans
ce cas, pourquoi pas la décroissance? Parce qu’elle ne
suffit pas à dessiner un projet alternatif. Prise comme synonyme
de la nécessaire réduction de la
surproduction/consommation de matières, la décroissance
n’est qu’une contrainte «technique» de la
transition vers une société gérant rationnellement
ses échanges de matières avec la nature. Il s’agit
certes d’une contrainte majeure, qui lance des défis
nouveaux à toute stratégie de transformation sociale.
Mais la manière de relever ces défis n’est pas
tranchée automatiquement. Les débats entre
décroissants en attestent: Thibault se réfère au
journal La Décroissance, sans préciser que ce courant
s’est distancé du décroissant Serge Latouche, dont
Vincent Cheynet a bien saisi le côté potentiellement
réactionnaire1. Or, Latouche est loin
d’être un cas isolé. L’hebdomadaire New
Scientist publiait récemment un dossier sur «la folie de
la croissance» comportant un article rédigé en
collaboration avec l’économiste Herman Daly, un autre
porte-parole de la décroissance. L’article imagine la vie
aux USA dix ans après la décision d’adopter un
«capitalisme stationnaire» qui ne «consomme pas les
ressources plus vite qu’elles ne se renouvellent et ne rejette
pas de déchets plus vite qu’ils ne sont
absorbés»2. Laissons un instant de
côté le fait qu’un «capitalisme
stationnaire» est impossible, et constatons que le tableau est
plutôt rébarbatif: dans la société
imaginée par l’article, «les scientifiques fixent
les règles»… par exemple le quota
d’immigration compatible avec la stabilisation de la population,
ce qui implique une police des frontières, des expulsions,
etc… Il y a donc bien une décroissance de gauche et une
décroissance de droite3.

3 il est en effet
important de tisser des liens entre écosocialisme et
décroissance (de gauche). Pour ce faire, les marxistes devraient
réaxer leur critique. Dans un premier temps, ils se sont
focalisés sur les dangereuses tendances idéologiques
d’un Latouche, ou sur les douteuses improvisations d’un
Georgescu-Roegen. Sans renier ce qui a été écrit,
ces polémiques ont occulté l’importance du propos
des décroissants sur la nécessaire réduction de la
consommation matérielle. C’est sur cet aspect, selon moi,
qu’il s’agit désormais d’avancer, et le
débat peut y aider. Un apport des écosocialistes sera
d’attirer l’attention sur la production en tant
qu’enjeu central. Les décroissants, en effet, mettent
l’accent sur la contestation culturelle de la surconsommation.
C’est important mais c’est la tendance du système
à la surproduction qui génère la tendance sociale
à la surconsommation. In fine, le genre humain ne pourra
gérer rationnellement son métabolisme avec
l’environnement qu’en enlevant des mains des capitalistes
les décisions sur ce qui est produit, pourquoi et comment. On
rejoint ainsi une problématique fondamentale du mouvement
ouvrier révolutionnaire: la production pour les besoins humains
réels, démocratiquement déterminés.
Inventer des stratégies pour que cette problématique
«écologisée» redevienne une source
d’inspiration dans les luttes des travailleurs-euses constitue un
défi majeur que décroissants de gauche et
écosocialistes pourraient tenter de relever ensemble4.

Daniel Tanuro


1    Vincent Cheynet, «De la nature humaine», Cahiers de l’IEESDS, N°2, mai 2008.
2    «Life in a land without growth», New Scientist, 15.10.2008. Consultable en ligne.
3    Que les professions de foi anticapitalistes ne
suffisent pas à départager. Latouche se dit
«anticapitaliste» mais il amalgame croissance et
développement, puis développement et capitalisme, de
sorte que son anticapitalisme se dissout dans une opposition
ahistorique, donc réactionnaire, à l’idée
même du développement humain.
4    Cf. une première tentative dans mon texte
«alternative sociale et contrainte écologique»,
écrit pour le syndicat wallon FGTB (en ligne sur
www.europe-solidaire.org).