Art et socialisme: un manifeste écosocialiste de la fin du 19e siècle

Art et socialisme: un manifeste écosocialiste de la fin du 19e siècle

Nous publions ici la traduction de
larges extraits d’un discours prononcé par le socialiste
britannique William Morris, il y a 125 ans, devant la Leicester Secular
Society et publié sous le titre Art et socialisme. Son
actualité réside en deux points essentiels. Tout
d’abord, il place le travail au centre de la vie
matérielle et spirituelle de l’être humain, en
insistant sur la nécessité de lui restituer sa dimension
créative, proprement artistique. Ensuite, il dénonce
explicitement le productivisme et le consumérisme, comme autant
de conséquences d’une société fondée
sur la concurrence généralisée pour le profit
privé et sur la guerre commerciale. Cet ami d’Engels,
qu’on a parfois désigné comme le premier marxiste
britannique, peut être considéré à juste
titre comme l’un des pionniers de l’écosocialisme.
(jb)

«Si vous voulez une
règle d’or qui s’applique à tout le monde, la
voici: n’ayez rien dans vos maisons que vous ne sachiez
être utile ou croyez être beau»

William Morris, «The Beauty of Life», 1880

Il y a eu des époques
où l’Art a dominé le Commerce; quand l’Art
était une bonne affaire et le Commerce, dans le sens dans lequel
nous l’entendons, n’occupait qu’une part congrue.
Aujourd’hui, au contraire, il est communément admis, selon
moi, que le Commerce est devenu d’une grande importance, alors
que l’Art n’en revêt désormais plus
qu’une petite. Cependant, même si cette opinion est
largement partagée, diverses appréciations subsistent,
quant à savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose
que le Commerce occupe désormais cette place. Et plus
concrètement, sur ce que cela signifie vraiment que le Commerce
ait acquis une importance suprême, alors que l’Art a
sombré dans l’insignifiance. […]

A mon sens cela signifie que la civilisation moderne, dans sa
hâte à conquérir la prospérité
matérielle, inéquitablement répartie, a
entièrement supprimé l’Art populaire. Ou, en
d’autres termes, que la majorité de la population
n’a pas accès à l’Art, qui est assujetti
à quelques personnes riches ou prospères, lesquelles, il
est juste de le dire, n’en ont guère besoin, ou en tout
cas pas plus que la classe laborieuse.

Travail toujours plus dur

Et là n’est pas tout le
mal, ni même le pire; en raison de cette disette d’Art, les
gens ont perdu – en perdant un Art qui était fait par et
pour le peuple – la rançon naturelle de leur effort, alors
qu’ils travaillaient aussi dur, dans le monde civilisé,
qu’ils l’avaient toujours fait. Le réconfort
qu’ils ont eu par le passé, et dont ils devraient encore
bénéficier, soit l’opportunité
d’exprimer leur propre pensée à leurs compagnons au
moyen de ce travail spécifique, ce travail de tous les jours
dont la nature ou une longue habitude, comme une seconde nature,
exigeait certes beaucoup d’eux-elles, mais sans signifier pour
autant que cette charge doive être répugnante et sans
compensations.

Mais, par une cécité étrange, une erreur dans la
civilisation de ces derniers temps, le travail du monde presque dans
son entier – le travail que certains partagent et qui aurait
dû être le compagnon de chaque être humain –
est devenu une telle charge que chaque homme, s’il le pouvait,
s’en débarrasserait. J’ai dit que les gens ne
travaillaient pas moins dur qu’ils l’ont toujours fait;
mais j’aurais dû dire en fait qu’ils travaillaient
beaucoup plus dur. […]

Croissance des inégalités

Et l’on ne peut pas même soutenir le système de la
civilisation moderne en plaidant que les purs gains matériels et
physiques de celui-ci compensent la perte de plaisir à laquelle
il a conduit dans le monde entier; car, comme je l’ai
suggéré précédemment, ces gains ont
été si inégalement répartis que la
disparité entre les riches et les pauvres s’est
dangereusement accrue, à tel point que dans toutes les nations
civilisées, mais avant tout en Angleterre, on assiste au
terrible spectacle de deux peuples vivant l’un à
côté de l’autre ­– des gens du même
sang, qui parlent la même langue et qui, du moins officiellement,
sont soumis aux mêmes lois – mais l’un
civilisé et l’autre non.

Tout ce que je dis résulte d’un système qui a
piétiné l’Art et élevé le Commerce au
rang d’une religion sacrée; avec la stupidité
choquante qui est sa principale caractéristique, il semblerait
qu’il soit prêt aujourd’hui à nous conduire
tous, «au nom de la vie, à détruire jusqu’aux
raisons de vivre», pour parodier en en inversant les termes le
noble avertissement du satiriste romain.

Et maintenant, contre cette tyrannie stupide, j’avance une
revendication en défense du travail réduit en esclavage
par le Commerce, qu’aucun homme doté de la faculté
de penser ne peut nier qu’elle soit raisonnable, mais qui, si
elle était mise en application, impliquerait un changement tel
qu’elle éliminerait le Commerce;
c’est-à-dire, qu’elle remplacerait la
compétition par l’association et l’anarchie
individualiste par l’ordre social […]
Voici donc cette revendication:
Il est juste et nécessaire que chaque homme ait un travail qui
vaille la peine d’être fait et qui soit en lui-même
plaisant à faire; et qui doive être fait dans des
conditions telles qu’elles ne le rendent ni trop pénible
ni trop stressant.

Biens de consommation inutiles

En tournant cette revendication dans ma tête et en y pensant
aussi longtemps que possible, je ne trouve pas qu’elle soit
exorbitante; et je le répète, si la Société
voulait ou pouvait l’admettre, la face du monde changerait; le
mécontentement, le conflit et la malhonnêteté
prendraient fin. Sentir que nous ferions un travail utile pour les
autres et plaisant pour nous, et qu’un tel travail et sa juste
récompense ne pourraient pas nous léser! Quel
sérieux préjudice devrions-nous craindre alors? Le prix
à payer pour cela et pour rendre le monde heureux, c’est
la Révolution: le Socialisme à la place du laisser-faire.

[…] En premier lieu, le travail doit valoir la peine
d’être fait: pensez au changement que cela induirait dans
le monde! Je vous le dis, je suis frappé de stupeur à la
pensée de l’immensité du travail qui est
enduré pour faire des choses inutiles. 

Ce serait un devoir instructif, pour n’importe lequel
d’entre nous qui en a la force, de traverser deux ou trois des
rues principales de Londres, un jour de la semaine, et de prendre note
de manière précise de tout ce qui, dans les vitrines des
magasins, est encombrant ou superflu pour la vie de tous les jours
d’un homme raisonable. Mais il y a plus: personne, qu’il
soit sérieux ou frivole, n’a vraiment besoin de la plupart
de ces choses; seule une folle habitude conduit même le moins
doté d’entre nous à supposer qu’il les
désire, et pour la plupart des gens, même parmi ceux qui
les achètent, elles constituent des obstacles au travail,
à la pensée et au plaisir véritables.

Mais je vous prie de penser à l’énorme
quantité d’êtres humains qui sont occupés
à ce misérable non sens: des ingénieurs qui ont
conçu les machines pour les construire, en passant par
l’infortuné employé, assis à son bureau
toute la journée, année après année, dans
l’horrible tannière dans laquelle la vente de ces produits
se réalise, et les vendeurs-euses qui n’osent pas
considérer leur âme comme la leur, et les écoulent
sans percevoir sans doute les nombreux affronts qui les guettent,
jusqu’au public oisif qui ne veut pas de ces produits mais les
achète pour s’en trouver encombré à en
devenir malade.

Produits dangereux et polluants

Je parle de choses purement inutiles; mais il y a d’autres objets
qui ne le sont pas, mais qui sont extrêmement dangereux et
polluants et qui requièrent un bon prix sur le marché;
par exemple, les boissons et les aliments avariés. Vaste est le
nombre d’esclaves que le Commerce concurrentiel emploie en
réalisant des infamies de ce type. Mais à part cela, il y
a une énorme quantité de travail qui est purement et
simplement perdue; plusieurs milliers d’hommes et de femmes qui
ne font rien en dépit d’un travail pénible et
inhumain qui déprime l’âme et raccourcit la vie
animale elle-même.

Tous ceux-ci sont les esclaves de ce qu’on appelle le superflu
qui, dans le sens moderne du mot, comprend une masse de fausses
richesses, l’invention du Commerce compétitif, et
réduit en esclavage non seulement les pauvres qui sont
obligés de travailler à sa production, mais aussi les
gens insensés et malheureux qui l’achètent et se
chargent eux-mêmes de son encombrement.

Maintenant, si nous avions un Art populaire, ou même un Art de
quelque genre que ce soit, nous devrions en finir une fois pour toute
avec ce superflu, qui supplante et remplace l’Art; à tel
point que pour ceux-celles qui ne connaissent rien de mieux, il a
même été confondu avec l’Art, le divin
réconfort du travail humain, la romance de la pratique
quotidienne ardue du difficile art de vivre […].

Publicité et mode

En fait, s’il ne s’agissait que de nous libérer,
nous les gens aisés, de cette montagne de déchets, cela
vaudrait la peine d’être fait: des choses dont tout le
monde sait qu’elles sont inutiles; les vrais capitalistes savent
bien qu’il n’y a pas de véritable demande pour
elles, et ils sont obligés de les introduire grâce
à la publicité en stimulant un désir
étrange et frénétique pour de petites choses
excitantes, un phénomène connu sous le nom conventionnel
de mode – un étrange monstre né de la
vacuité de la vie des gens aisés et de l’ardeur du
Commerce compétitif pour tirer le meilleur parti de cette
immense foule de travailleurs-euses, qu’il multiplie tels des
instruments sans valeur pour ce qu’on appelle le profit.

Ne pensez pas qu’il soit facile de résister à ce
monstre d’absurdité; réfléchir par
vous-mêmes à ce que vous désirez vraiment ne vous
rapprochera pas seulement d’hommes et de femmes si
éloignés de vous jusqu’ici, mais peut
également vous amener à penser aux désirs
légitimes d’autres personnes, alors vous allez rapidement
concevoir, en regardant une œuvre d’Art, que le travail
réduit en esclavage est indésirable.

Et ici, en outre, il se trouve de plus un petit signe qui permet de
distinguer un chiffon de mode d’une œuvre d’Art:
alors que les objets à la mode, lorsqu’ils perdent leur
premier éclat, deviennent évidemment inutiles, même
aux personnes frivoles, – une œuvre d’Art, même
la plus simple, résiste au temps; on n’en est jamais
lassé; aussi longtemps qu’il en reste quelque vestige,
elle est précieuse et instructive pour chaque nouvelle
génération. Chaque œuvre d’Art, en bref, a la
propriété de devenir vénérable au milieu
des décombres: la raison en est qu’elle a une âme,
la pensée de l’être humain, qui sera perçue
en elle tant que le corps sur lequel elle a été
greffée existe.

«C’est la vie des êtres humains que vous achetez…»

[…] Jusqu’ici nous avons pensé à cela du
point de vue de l’usager-ère; il était certes
suffisamment important; maintenant voyons celui du producteur, qui est
bien plus important. Car je le répète, en achetant ces
choses «c’est la vie des être humains que vous
achetez». Voulez-vous pour de pures folies et absurdités
vous faire les complices de ceux qui obligent leurs compagnons à
travailler pour rien?

[…] La perte qu’implique le fait de faire des choses
inutiles afflige doublement l’ouvrier-ère. En tant que
public, il est obligé de les acheter, et la plus grande partie
de son misérable salaire est happé par cette
espèce de système universel de troc; en tant que
producteur, il est obligé de les fabriquer et ainsi de perdre
les fondements essentiels du plaisir du travail quotidien, que je
revendique comme l’une de ses prérogatives; il est
contraint de travailler sans joie à fabriquer le poison que le
système de troc l’oblige à acheter. De sorte que
l’immense foule des êtres humains qui sont contraints par
folie et avarice à faire des choses inutiles et nocives est
sacrifiée à la Société. […]

Pouvons-nous nous débarrasser du superflu et vivre simplement et
décemment? Oui, lorsque nous serons libérés de
l’esclavage du Commerce capitaliste; mais pas avant […].
Entre-temps, même si cette oppression n’a laissé que
peu de travail qui vaille la peine d’être fait, nous devons
lutter au moins pour une chose, l’amélioration de la
qualité de la vie, là où elle est la plus faible:
cela mettra des bâtons dans les roues au char triomphant de la
Concurrence commerciale. […]

De la fin du moyen-âge à nos jours, l’Europe a
gagné la liberté de penser, des connaissances accrues, et
d’immenses talents pour maîtriser les forces
matérielles de la nature; et de même, la liberté
politique et le respect de la vie des hommes civilisés, et
d’autres avantages qui vont avec cela: néanmoins, je dis
résolument que si la situation présente de la
Société doit durer, elle aura payé ces avantages
beaucoup trop cher en perdant le plaisir du travail quotidien qui,
autrefois, réconfortait certainement les hommes de leurs peurs
et de leur oppression: la mort de l’Art était un prix trop
élevé pour la prospérité matérielle
de la bourgeoisie.

«La cause de l’Art, c’est la cause du peuple»

[…] Nous avons laissé tomber l’Art pour ce que nous
pensions être les lumières et la liberté. Mais nous
avons obtenu moins que les lumières et la liberté: les
lumières ont montré beaucoup de choses à ceux des
nantis qui se souciaient de les rechercher: la liberté les
rendait assez libres pour autant qu’ils se soucient de faire
usage de leur liberté; mais dans le meilleur des cas, ils
étaient peu nombreux: à la majorité des
êtres humains, les lumières montraient qu’il ne
servait plus à rien d’espérer, tandis que la
liberté laissait la plupart des hommes libres –
d’accepter pour un salaire de misère ce que le travail
d’esclave avait laissé à leur portée ou de
mourir de faim.

Voilà notre espoir, selon moi. Si le contrat avait
été vraiment correct, complètement abouti, nous
n’aurions rien eu d’autre à faire que
d’enterrer l’Art et d’oublier la beauté de la
vie: mais maintenant, la cause de l’Art a autre chose à
revendiquer: pour les gens, pas moins que l’espoir d’une
vie heureuse qui ne leur a pas encore été donnée.
Voilà notre espoir: la cause de l’Art, c’est la
cause du peuple. […]

Maintenant, une fois de plus, je dirai que les gens qui comme nous sont
au-dessus du besoin, ceux d’entre nous qui aiment l’Art,
non comme un jouet, mais comme une chose nécessaire à la
vie humaine, comme un témoin de notre liberté et de notre
bonheur, ont comme tâche la plus importante d’élever
la qualité de la vie du peuple; ou, en d’autre termes, de
réaliser la revendication que j’ai formulée pour le
Travail – que je vais exprimer maintenant de façon
différente en m’efforçant de voir ce qui nous
empêche fondamentalement de réaliser cette revendication
et quels sont les ennemis à combattre.

Ne produire que ce qui en vaut la peine

[…] Rien ne devrait être produit par le travail humain qui
ne vaille la peine d’être produit; ou qui doive être
fait par un travail qui dégrade ceux qui le font.

Aussi simple que soit cette proposition, […] elle
représente un défi mortel pour le système actuel
de travail des pays civilisés. Ce système, que j’ai
appelé le Commerce compétitif, est clairement un
système de guerre; c’est-à-dire de gaspillage et de
destruction: ou de casino, si vous voulez, puisque sous son empire,
tout ce qu’un homme gagne, il le gagne du fait des pertes
d’un autre homme. Un tel système n’a et ne peut
avoir cure que les choses qu’il produit vaillent la peine de
l’être; il n’a et ne peut avoir cure que ceux-celles
qui les fabriquent soient dégradés par leur travail: il
ne se préoccupe que d’une seule chose, en
l’occurrence, ce qu’il appelle faire du profit; un terme
qui a été utilisé de façon si
conventionnelle que je dois vous expliquer ce qu’il signifie
réellement, c’est-à-dire le pillage du faible par
le fort!

Maintenant, je dis de ce système qu’il est dans sa
véritable nature de détruire l’Art,
c’est-à-dire la joie de vivre. Aujourd’hui, toute
considération montrée pour la vie des gens, toute action
qui vaille la peine d’être menée, l’est en
dépit de ce système et trahit ses préceptes; et il
est parfaitement vrai que nous admettons, tous autant que nous sommes,
qu’il s’oppose à toutes les plus hautes aspirations
de l’humanité.

Ne savons-nous pas, par exemple, comment ces hommes de génie
travaillent, qui sont le sel de la terre et sans lesquels la corruption
de la société serait devenue depuis longtemps
insupportable? Les poètes, les atistes, les scientifiques,
n’est-il pas vrai que dans leur période de fraîcheur
et de gloire, lorsqu’ils sont au sommet de leur foi et de leur
enthousiasme, ils sont contrés à chaque tournant par la
guerre commerciale, avec sa question méprisante: «Est-ce
que ça paie?» N’est-il pas vrai que,
lorsqu’ils commencent à gagner une reconnaissance
mondiale, lorsqu’ils deviennent comparativement riches, que nous
le voulions ou non, ils nous paraissent entachés par ce contact
avec le monde du Commerce?

Ai-je besoin d’évoquer de grands projets qui restent
négligé?; Des choses vraiment nécessaires à
faire, de l’avis de tous, que personne ne peut entreprendre
sérieusement faute d’argent. S’il s’agissait
de créer ou de stimuler un besoin fou dans l’esprit du
public, dont la satisfaction générerait un profit,
l’argent coulerait à flot. Non, vous savez que les guerres
nourries par le Commerce en quête de nouveaux marchés sont
une vieille histoire, à laquelle même les hommes
d’Etat les plus pacifiques ne peuvent résister; une
vieille histoire qui semble chaque jour se renouveler […].

Progrès mécaniques et aliénation du travail

Et toute cette maîtrise sur les forces de la nature que les
quelque cent dernières années nous ont apportées:
qu’a-t-elle fait pour nous dans le cadre de ce sytème?
Selon John Stuart Mill, il est douteux que toutes les inventions
mécaniques des temps modernes aient contribué à
alléger la pénibilité du travail: soyez sûrs
sans aucun doute qu’elles n’ont pas été
conçues pour cela, mais pour «faire du profit». Ces
machines presque miraculeuses qui, si une prévoyance
ordonnée s’en était chargée, auraient pu
jusqu’à faire disparaître rapidement tout travail
pénible et inintelligent à l’heure qu’il est,
contribuant à élever le standard d’habileté
manuelle et d’énergie spirituelle de nos
travailleurs-euses, et à reproduire à chaque fois cette
beauté et cet ordre que seule la main de l’homme
guidée par son esprit peut produire – qu’ont-elles
fait pour nous actuellement? Ces machines dont le monde civilisé
est si fier, a-t-il le moindre droit d’être fier de
l’usage qu’en ont fait la guerre et le gaspillage du
Commerce?

Je ne pense pas qu’il y ait lieu de se réjouir: la guerre
commerciale a tiré profit de ses merveilles; en
réalité, grâce à elles, des millions de
travailleurs-euses malheureux ont été mis à son
service, machines inintelligentes pour ce qui est de leur travail
quotidien, de façon à disposer de travail bon
marché et à poursuivre sans trêve son jeu excitant
et mortifère. En fait, ce travail aurait été assez
bon marché – bon marché pour les
généraux des guerres commerciales, et cruellement cher
pour le reste d’entre nous – si les germes de la
liberté que de vaillants hommes du passé ont semé
parmi nous n’avaient fleuri de nos jours sous la forme du
chartisme [mouvement politique ouvrier pour le suffrage universel
masculin en Angleterre, 1838-1848, NDT], du syndicalisme et du
socialisme, pour la défense de l’ordre et d’une vie
décente. Notre esclavage aurait été terrible, et
pas seulement celui de la classe ouvrière, sans ces germes de
changement en devenir.

Egale à elle-même, par l’aggrégation brutale
des machines et des ouvriers-ères qui leur sont attachés
dans les grandes villes et les districts manufacturiers, elle a
dégradé la vie parmi nous et la maintient à un
niveau misérablement bas; si bas que toute perspective
d’amélioration paraît même difficile à
imaginer. Grâce aux communications rapides qu’elle a
développées, et qui auraient dû élever la
qualité de la vie en diffusant l’intelligence de la ville
dans les campagnes et en suscitant la création de modestes
centres de liberté de pensée et de pratiques culturelles
– au moyen des chemins de fer et d’autres dispositifs
semblables – elle a attiré à elle de nouvelle recrues
pour son armée de réserve de compétiteurs
infatigables, dont ses gains spéculatifs dépendent tant,
vidant les campagnes de leur population et privant de tout espoir
raisonnable et de toute vie les plus petites agglomérations.

Protéger la nature

Je ne peux pas non plus, en tant qu’artiste, ne pas relever, voir
sous-estimer, les effets sur le monde extérieur de ce
règne de l’anarchie ruineuse qu’engendre la guerre
commerciale. Pensez à cette gangrène de Londres qui avale
sans scrupule, sans merci et sans espoir les champs, les bois et les
collines, se moquant de nos faibles efforts pour combattre même
ses maux les plus limités, comme les cieux enfumés et les
rivières contaminées: l’horreur noire et la
saleté repoussante de nos districts manufacturiers est si
odieuse aux sens qui n’y sont pas accoutumés, qu’il
est de mauvaise augure pour le futur de notre race que des êtres
humains puissent parvenir à s’y accoutumer. […] En
bref, où que ce soit, le remplacement de l’ancien par le
nouveau n’évoque qu’une certitude, quels que soient
nos doutes par ailleurs: la dégradation de l’aspect du
pays.
Voilà la condition de l’Angleterre: de l’Angleterre,
ce pays d’ordre, de paix et de stabilité, du sens commun
et de l’esprit pratique; ce pays vers lequel se tournent tous les
yeux, dont l’espoir est porté par la poursuite et la
perfection du progrès moderne. Il y a des pays d’Europe
dont l’aspect n’est pas si outrageusement ruiné,
même si leur prospérité matérielle est
moindre et l’opulence de leur bourgeoisie inférieure, en
contrepartie de la laideur et de la disgrâce que j’ai
mentionnées: mais s’ils font partie de ce grand ensemble
commercial, ils devront en passer par les mêmes fabriques, si
quelque chose ne vient pas renverser la marche triomphante de la guerre
commerciale avant qu’elle n’atteigne ses fins.

Plaidoyer pour une révolution

Voilà ce que trois siècles de Commerce ont apporté
à cet espoir qui a surgi lorsque le féodalisme a
commencé à tomber en ruines. Qu’est-ce qui pourrait
nous donner le signal d’un nouvel espoir? Quoi, sinon la
révolte généralisée contre la tyrannie de
la guerre commerciale? Les palliatifs, que nombre de personnes de
valeur développent actuellement, sont inutiles: parce
qu’ils ne représentent que des révoltes
inorganisées et partielles contre une vaste organisation
tantaculaire qui va, avec l’instinct inconscient d’une
plante, s’opposer à chaque tentative
d’amélioration de la condition des gens en attaquant sur
un nouveau front; de nouvelles machines, de nouveaux marchés,
une émigration de masse, le renouveau de superstitions
humiliantes, les appels à la frugalité pour ceux qui
manquent de tout, à la tempérance pour les
sinistrés […]

La seule chose à faire est d’amener partout les gens
à penser qu’il est possible d’élever la
qualité de la vie. Si vous y réfléchissez, vous
verrez clairement que cela signifie encourager le mécontentement
général.

Et maintenant, pour illustrer cela, j’en reviens à ma
revendication conjointe en faveur de l’Art et du travail
[…]: il est juste et nécessaire que chaque être
humain ait un travail à faire – Premièrement
– un travail qui vaille la peine d’être fait;
Deuxièmement – un travail qui soit par lui-même
plaisant à faire; Troisièmement – un travail fait
dans de telles conditions qu’il ne soit ni trop pénible ni
trop porteur d’anxiété.

Je me suis déjà occupé de la première et de
la seconde clause, qui sont intimément liées l’une
à l’autre. Elles sont en quelque sort l’âme de
la revendication en faveur d’un travail convenable; la
troisième clause est le corps, sans lequel cette âme ne
pourrait pas exister. Je vais lui donner le prolongement suivant, qui
va en réalité nous conduire partiellement sur un terrain
déjà exploré: quiconque veut travailler ne devrait
jamais manquer d’un emploi qui lui permette d’obtenir tout
ce qui est nécessaire à son esprit et à son corps.

Nos véritables besoins

Tout ce qui est nécessaire – mais qu’est-ce qui est nécessaire à un bon citoyen?

Premièrement, un travail honorable qui lui convienne: ce qui
suppose de lui donner la possibilité d’acquérir les
compétences requises pour son travail par une éducation
adaptée; de même, comme le travail doit valoir la peine
d’être fait et agréable à effectuer, il faut
à cette fin que sa position soit assurée de telle
manière qu’il ne puisse être obligé de faire
un travail inutile, ou un travail auquel il ne peut prendre plaisir.

La seconde nécessité réside dans un environnement
décent […]. Cela signifie (a) que nos maisons soient bien
construites, propres et saines; (b) qu’un espace suffisant soit
réservé aux jardins dans nos villes; et de plus, que des
zones inexploitées soient laissés à
l’état naturel, si nous ne voulons pas que la romance et
la poésie qui incarnent l’Art ne meurent parmi nous; 
(c) que règnent l’ordre et la beauté, ce qui
implique que nos habitations soient non seulement solidement et
convenablement bâties, mais qu’elles soient
décorées de façon appropriée; que les
champs ne soient pas seulement voués à
l’agriculture, mais qu’ils ne soient pas
dégradés par elle plus que ne l’est un jardin:
personne, par exemple, ne devrait être autorisé à
couper, pour le simple profit, des arbres dont la perte abîmerait
un paysage: sous aucun prétexte non plus, des gens ne devraient
être autorisés à voiler la lumière du jour
par de la fumée, à souiller des cours d’eau, ou
à dégrader quelque parcelle de la terre avec des ordures
polluantes ou un désordre brutal fondé sur le gaspillage.

La troisième nécessité, c’est le loisir.
Vous comprendrez tout d’abord, en utilisant ce mot au sens large,
que tous les hommes doivent travailler durant une partie de la
journée, et ensuite qu’ils ont un droit positif à
revendiquer un répit pour ce travail: le loisir qu’ils ont
le droit de revendiquer doit être assez substantiel pour leur
permettre un complet repos de l’esprit et du corps; un être
humain doit avoir le temps de penser individuellement
sérieusement, d’imaginer – de rêver même
– sans quoi la race humaine va nécessairement se
dégrader. Et même de ce travail honorable et convenable
dont j’ai parlé, qui est un véritable paradis
comparé au travail forcé du système capitaliste,
il ne faut pas demander à un être humain d’en donner
plus que sa part; sans quoi ils se développerat
inégalement, maintenant foyer de pourrriture au sein de la
société.

Je vous ai présenté ici les conditions dans lesquelles un
travail digne d’être fait, non dégradant, peut
être accompli: il ne peut pas être effectué dans
d’autres conditions. Si le travail général du monde
ne vaut pas la peine d’être fait et qu’il est
dégradant, c’est une plaisanterie que de parler de
civilisation. […]

William Morris *

*    William Morris (1834-1896)
Né au sein d’une riche famille puritaine de neuf enfants,
William Morris fait des études à Oxford. Là, il
adhère à un groupe d’étudiants qui
développe une vision idéalisée de l’art
médiéval. Il commence à écrire de la
poésie avec le sentiment aigu de n’être pas
né à la bonne époque. Dans les années 1870,
il choisit l’engagement social, qu’il envisage comme une
réponse aux problèmes les plus brûlants de son
temps: la pauvreté, le chômage,
l’inégalité sociale, mais aussi la mort de
l’art. Il s’élève contre les
conséquences néfastes de la révolution
industrielle. En 1883, il lit le Capital et se déclare
socialiste. En 1884, il fonde la Ligue Socialiste et publie Art et
socialisme. Dans les années qui suivent, il écrit
notamment Travail utile contre peine inutile (1885), Signes de
changement (1888) et Nouvelles de Nulle part (1889).

*     La version complète de Art and Socialism en anglais est disponible sur www.marxists.org.
Titre, intertitres et traduction de notre rédaction.