«Il faudrait une socialisation des banques...»

«Il faudrait une socialisation des banques…»

Nous publions ici une interview de Sébastien Guex, professeur
d’histoire contemporaine à l’Université de
Lausanne, spécialiste des finances publiques et auteur notamment
de l’ouvrage  «L’argent de l’Etat.
Parcours des finances publiques au 20e siècle».*

•    Quelle est l’ampleur de la crise actuelle?

Sébastien Guex:
C’est la crise bancaire et financière la plus profonde
depuis les années 1930. L’éditorial de The
Economist du 18 octobre 2008 parle même de «capitalisme aux
abois». Avec plus de 10 000 milliards de francs suisses (NZZ,
29.10.2008), les mesures prises – pour le moment – par les
différents pouvoirs publics mondiaux pour sauver le
système bancaire sont d’une ampleur inconnue
jusqu’ici! Et je dis bien pour le moment. Le président de
la Réserve fédérale américaine Ben Bernanke
a annoncé le 21 octobre qu’il était pour un 2e plan
de relance. Du jamais vu!

•    Et à l’échelle suisse?

SG: Avec le plan de sauvetage
suisse de 68 milliards de francs, pour le moment pour la seule UBS,
nous avons affaire à des chiffres tout à fait
impressionnants puisque cela représente 12% du Produit
intérieur brut (PIB, la richesse produite) de la Suisse.

•    Y a-t-il des analogies avec la crise des années 1930?

SG: Oui, car l’Etat est
intervenu massivement pour sauver le système bancaire. Mais
aujourd’hui, il y a une très grande différence. Un
acteur est presque complètement absent: le mouvement ouvrier. A
l’époque, il a défendu des solutions qui allaient
dans le sens d’une alternative au capitalisme. En 1934, par
exemple, l’USS a lancé une «initiative de
crise», signée en 6 mois par un million de personnes, qui
demandait le contrôle des banques, des cartels, des trusts et de
l’exportation des capitaux par les pouvoirs publics.
Aujourd’hui, l’USS ou le Parti socialiste suisse demandent
la limitation des bonus et des revenus des dirigeants des banques.
C’est très loin d’être une réponse
à la hauteur.

•    Limiter les bonus, ce n’est donc pas une bonne idée?

SG: C’est un
trompe-l’oeil. Nous sommes face à la plus grande crise
capitaliste depuis les années 1930. C’est la preuve que le
capitalisme est un système qui ne marche pas. On assiste
actuellement à la démonstration dans les faits que
l’ensemble du discours néolibéral qu’on nous
assène depuis des années, selon lequel le marché
est capable de s’autoréguler lui-même, que le
capitalisme amène croissance et bien-être à tous,
que moins il y a d’Etat et de services publics mieux on se porte
est faux de A à Z. Il y a donc un problème
idéologique énorme pour tous les défenseurs du
système. L’édito de The Economist cité plus
haut a bien compris l’un des principaux enjeux de cette crise. Il
dit: «Sur le long terme, beaucoup de choses vont dépendre
de la question de savoir à qui et à quoi cette
catastrophe va être attribuée. C’est ici
qu’une importante bataille intellectuelle peut et doit être
gagnée.» Tous les efforts des idéologues de la
bourgeoisie et du grand patronat sont menés pour dire que ce
n’est pas la faute du capitalisme. Ils individualisent et
personnalisent la question en mettant la responsabilité sur les
dirigeants bancaires trop avides. C’est ce qui se cache
derrière cette question sur les bonus et revenus exorbitants. On
doit certes les dénoncer, mais ce n’est pas le fond du
problème. Cette crise renvoie à des contradictions
systémiques. Ce sont les règles du jeu lui-même qui
sont à transformer.

•    De quelles contradictions s’agit-il?

SG: La principale
contradiction, c’est que le système capitaliste est
basé sur la recherche du taux de profit maximum. Les quelques
freins qui avaient été mis durant les années 1930
et la Seconde guerre mondiale ont été supprimés
durant les 30 dernières années par les
néolibéraux. Dans le secteur industriel, on a donc une
baisse relative des salaires et un transfert massif de richesses des
salarié-e-s vers le patronat. Mais comme tous les patrons
limitent les salaires, il y a une contradiction puisque l’on
n’arrive plus à vendre les marchandises. C’est
pourquoi les capitaux ne sont plus réinvestis dans la
sphère productive, mais se dirigent vers la sphère
financière où des profits plus élevés
peuvent être obtenus car on y stimule l’endettement, les
montages financiers et la spéculation, qui
«résolvent» provisoirement le problème de la
limitation des salaires. Il se forme donc une bulle 
financière qui finit inévitablement par éclater
car elle n’est plus du tout en rapport avec
l’économie réelle. C’est le mécanisme
à la base de quasiment toutes les crises financières qui,
depuis plus d’un siècle, se reproduisent avec une
régularité de métronome.

•    Peut-on parler de «socialisation des pertes»?

SG: L’Etat est juste
là pour socialiser les pertes, c’est-à-dire sauver
les principaux actionnaires sur le dos de la population laborieuse,
puis il se retirera. En Suisse, l’Etat n’entre même
pas provisoirement dans le capital. Le prêt convertible de 6
milliards de la Confédération peut se transformer en
actions, mais le directeur de l’administration
fédérale des finances, membre du Parti socialiste, le dit
déjà dans Le Temps du 21 octobre: «Pour nous il a
toujours été clair que nous ne voulions pas entrer
directement dans le capital d’une banque.»

•    Que faut-il faire alors?

SG: Il faudrait une
socialisation des banques, c’est-à-dire transformer le
système du crédit en véritable service public,
contrôlé par les usagers et les pouvoirs publics.
L’idée peut sembler utopique. Elle ne l’est pas.
C’est grosso modo l’idée qui était à
l’origine des banques cantonales. C’était une
revendication du Parti radical des années 1840-1850 et du
mouvement démocratique des années 1860-1870: faire des
établissements de crédit publics au service du
développement économique de la région, au service
de l’ensemble de la population.

•    Que pensez-vous de tout ce discours sur l’autorégulation des banques?

SG: C’est du pipeau!
L’autorégulation, c’est autoriser le renard dans le
poulailler à déterminer lui-même ses règles
de comportement. On a vu à quoi ça aboutit: plus de 100
milliards de pertes pour la seule UBS. Pourtant, le Conseil
fédéral et la BNS veulent continuer dans cette voie avec
quelques règles pour des fonds propres plus
élevés. Mais la pression du profit est telle que
même ces règles dérisoires sont faites pour
être transgressées.

•    Comment voyez-vous la suite?

SG: On entre dans une crise
majeure dont le prix sera des millions de personnes
supplémentaires au chômage, une baisse des salaires, des
plans d’austérité et donc une baisse des
prestations sociales. Et il faudra encore payer le service de la dette
qui explose en raison des plans de sauvetage des actionnaires
bancaires. Les impôts vont forcément augmenter ou
l’inflation se chargera de faire payer la note aux
salarié-e-s. Un nombre restreint de superbanques vont alors
émerger. Avec une nouvelle crise dans quelques années, si
les règles du jeu ne sont pas changées.

L’aide alimentaire internationale est tombée en 2008
à son niveau le plus bas depuis quarante ans, assure le
Programme alimentaire mondial. Qui parle de «tsunami
silencieux».

Il y a quelque chose de particulièrement obscène dans
cette crise. En quelques semaines, des gouvernements débloquent
10 000 milliards de francs suisses pour sauver leurs banques et rester
dans la course inter-capitaliste. Mais depuis des années, les
mêmes gouvernements nous disent qu’il n’y a pas
d’argent lorsqu’il s’agit d’une revendication
sociale visant à améliorer la vie de la population. A
l’échelle mondiale, pour résoudre les questions
centrales – faim, accès à l’eau potable,
éducation de base gratuite, soins gynécologiques pour les
femmes, suppressions de toutes les maladies et pandémies
soignables – il faudrait un investissement d’un peu plus de 100
milliards de francs par année durant 12 ans. Là, il
n’y avait pas l’argent. Et en quelques semaines,
c’est six fois cette somme qui est déboursée, sans
problème, en l’absence de toute démocratie.

•    Cette crise ne fournit-elle pas une
occasion historique de redonner une légitimité au
discours anticapitaliste et de proposer un nouveau modèle?

SG: Oui, tout à fait. Ce
n’est pas par hasard que The Economist titre son éditorial
principal sur le «capitalisme aux abois». Depuis des mois,
tous les éditos de la partie économique de la Neue
Zürcher Zeitung portent sur ce thème: la crise
économique actuelle pose un grave problème de
légitimité au capitalisme. Comment contrer ceux qui
disent que cette crise montre que le capitalisme est un système
mortifère ? L’axe de la réponse est de parler
d’excès ou de défaillances purement individuels. Un
discours classique qui est remis sur le tapis à chacune des
crises. Pourtant ces dernières montrent, dans leur
régularité, que ce ne sont pas les prêts qui sont
toxiques, mais l’ensemble du système!

Sébastien Guex *

Propos recueillis par Yves Sancey,
Interview parue le 23 novembre
dans M-magazine, journal du
syndicat Comédia

*Sébastien Guex a notamment écrit: L’argent
de l’Etat. Parcours des finances publiques au 20e siècle,
Réalités sociales, Lausanne, 1998 et, avec J. Tanner et
V. Groebner, Guerre et économie en Suisse, Chronos Verlag,
Zürich, 2007.